Poursuites contre les membres du mouvement Liberté, 25 novembre 1941

Légende :

Réquisitoire du commissaire du gouvernement près le tribunal militaire permanent de Marseille contre trente personnes gravitant autour du mouvement Liberté, 25 novembre 1941

Genre : Image

Type : Pièce de procédure relevant du tribunal militaire permanent de Marseille

Source : © Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 8 W 23 Droits réservés

Date document : 25 novembre 1941

Lieu : France - Provence-Alpes-Côte-d'Azur - Bouches-du-Rhône - Marseille

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Analyse média

Dans ce réquisitoire introductif, le commissaire du gouvernement près du tribunal militaire permanent de Marseille requiert une instruction contre trente personnes accusées d'atteinte à la sûreté extérieure de l'Etat et poursuivies en application de l'article 75 du Code pénal. L'inscription portée en marge du document « affaire gaulliste » traduit une méconnaissance et une simplification abusive de l'orientation des personnes incriminées (voire contexte historique). Le dénominateur commun des inculpés est la diffusion du journal clandestin Liberté, fondé par les démocrates-chrétiens Pierre-Henri Teitgen et François de Menthon dans la région lyonnaise. Cette publication constitue aux yeux de la police une propagande anti-gouvernementale. Certains prévenus sont également accusés de relations avec les services secrets anglais et/ ou les émissaires du général de Gaulle.

Les trois principaux inculpés sont Georges Deshayes, Guillaume des Chieusses de Combaud-Roquebrunne dit Guy de Combaud et son beau-frère François de Menthon. La hiérarchie établie par le commissaire du gouvernement n'est pas celle que la postérité a choisi. L'histoire n'a pas retenu le nom de Georges Deshayes. Né le 22 janvier 1895 en Algérie, Georges Deshayes mène une existence aventureuse et instable en métropole et en Indochine. Ses rapports extrêmement distants avec la vérité et l'intégrité lui valent plusieurs condamnations pour faux, usages de faux, trafic de stupéfiants. Depuis 1939, il séjourne à Marseille sous le nom de colonel de Marigny d'Equeville et sa maîtresse Suzanne Godin également inculpée se pare du titre de comtesse de Marigny. Georges Deshayes, d'après le rapport du gendarme qui procède à l'enquête, établit son quartier général à la brasserie Le Basso, 5 quai des Belges sur le Vieux-Port à Marseille et devient le centre d'un groupe très peu discret qui attire l'attention de la police à partir de juin 1941. Si Georges Deshayes participe bien à la diffusion de Liberté, il est difficile d'en faire un militant gaulliste incontestable. C'est la fréquentation de Georges Deshayes qui entraîne les poursuites contre François de Menthon et le groupe marseillais de Liberté. Guy de Combaud a imprimé entre janvier et avril 1941 les numéros trois à cinq de Liberté. Deshayes et de Combaud sont incarcérés à la prison militaire de Marseille. François de Menthon est interrogé à Annecy où il réside. Il est considéré comme l'inspirateur du journal mais laissé en liberté. Sept prévenus sont incarcérés également à la prison militaire de Marseille. Dix-huit restent libres et deux sont en fuite sans que l'on comprenne bien cette différence de traitement.

Dans ce groupe très hétérogène, on distingue des jeunes gens, Etienne Bacot, René Maunoury , Georges Marsenay et Clemenson, d'anciens militaires, le capitaine Legendre, le lieutenant Bastiannagi, l'ex-légionnaire Tzelitch, le patron de la brasserie où se tenaient les réunions Henri Salassa, les employés de Guy de Combaud aux établissements Ferrand qui ont participé à l'impression des numéros 3 à 5 de Liberté, André Orcel, Georges Farron, Joseph Sabatier, les imprimeurs Emile Mortemousque et Henri Moussiou, par aillleurs proches du parti social français du colonel de La Rocque comme Guy de Combaud, qui poursuivent l'impression du journal de juin à octobre 1941. La possession d'une machine à écrire suffit parfois pour être poursuivis comme pour Paul Legendre et sa femme. Parfois les perquisitions entraînent des accusations plus graves. Etienne Bacot est trouvé en possession d'un revolver 7,65 non déclaré, d'un petit duplicateur Everest, de cent mille francs versés par son père en remboursement d'un prêt accordé à son cousin Guy de Combaud. Etienne Bacot détient également des ampoules incendiaires à la destination vague (mettre le feu à un stand allemand ou détruire les numéros de Liberté jugés trop antigouvernementaux). Roger Nathan qui a remis les ampoules à Etienne Bacot fait preuve de plus de pugnacité lors de ses interrogatoires. Il nie parfois au-delà du vraisemblable (il a trouvé les ampoules incendiaires en revenant de la guerre, elles ont été laissées chez lui par un camarade de passage), minimise son engagement. Peut-être s'est-il aguerri lorsqu'il soutenait les républicains et réfugiés espagnols. Jean Bauret dit Jean Bardanne est un journaliste et écrivain qui avant guerre a produit plusieurs romans et essais. Il se réfugie à Marseille en juin 1940 et contribue à la diffusion des écrits du général Cochet qui comme François de Menthon et le groupe Liberté participent de ce que Denis Peschanski appelle les « vichysto-résistants » (voire notice premier numéro de Liberté) . Jean Bardanne dirige le journal économique créé par Guy de Combaud « Actualités ».

Ce document montre que la police de Vichy en 1941 a du mal à saisir la complexité de la Résistance en rangeant tout contestataire non-communiste sous l'étiquette de gaulliste et en faisant de Georges Deshayes le principal accusé du groupe. Elle n'a pas la férocité de la Gestapo ou de la future Milice. Les résistants de leur côté font encore preuve d'amateurisme et ne distinguent pas toujours les recrutements négatifs comme celui du flamboyant « colonel de Marigny ».


Sylvie Orsoni

Contexte historique

Lorsque le commissaire du gouvernement près du tribunal militaire permanent de Marseille rédige le réquisitoire contre le mouvement Liberté, les illusions que certains résistants entretenaient à l'égard du régime de Vichy et du maréchal se dissipent. Liberté, journal éponyme du mouvement fondé par les démocrates-chrétiens Pierre-Henri Teitgen et François de Menthon a toujours condamné la soumission à l'Allemagne et la collaboration. Dans ses premiers numéros, il pouvait cependant faire l'éloge du Maréchal et de sa « grande œuvre de rénovation nationale » tout en prenant ses distances vis-à-vis de l'antisémitisme d'Etat. A partir du numéro 5, des divergences apparaissent : Guy de Combaud et Etienne Bacot détruisent la plus grande partie des exemplaires de ce numéro car ils les jugent trop antigouvernementaux. Ils n'en font pas mystère lors de leurs interrogatoires par le commissaire de la sûreté nationale. Ils sont tous les deux tués dans les rangs des FFL en 1944 ce qui montre qu'ils suivent, non sans déchirement, un itinéraire semblable à celui de nombreux « vichysto-résistants » qui très hostiles au communisme et réservés vis-à-vis du général de Gaulle finissent pas se rallier à la France libre. La police anticipe cette évolution en considérant les poursuites contre le groupe de Liberté comme une « affaire gaulliste ». A la lecture des procès-verbaux des gendarmes chargés d'enquêter sur les prévenus, on peut se demander si cette anticipation témoigne d'une grande perspicacité ou d'une difficulté à saisir la complexité de la Résistance.

Le coup de filet réalisé par la police en octobre-novembre 1941 montre la grande hétérogénéité des résistants : aventuriers improbables, très jeunes gens peu au fait de l'action clandestine, aristocrates patriotes, militant antifasciste comme Roger Nathan ou membre du parti social français comme Guy de Combaud.

Si les libertés fondamentales et les institutions démocratiques ont été abolies par le régime de Vichy, la police ne fait pas preuve de la férocité de la Gestapo. Le dossier élaboré par le tribunal militaire est transmis à la section spéciale qui condamne en mars 1943 Georges Deshayes et Jean Bardanne à six et cinq ans de prison. A cette date Jean Bardanne est en fuite et Georges Deshayes s'évade le 3 janvier 1944 de la prison centrale d'Eysses. La section spéciale se déclare incompétente dans les cas de François de Menthon et Guy de Combaud. Les autres prévenus sont relaxés.

Le groupe Liberté démantelé par les arrestations d'octobre-novembre 1941 rejoint à cette date le MLN d'Henri Frenay. Les deux mouvements fusionner leurs publications pour donner naissance à Combat.


Sylvie Orsoni

Sources
Mencherini Robert, Résistance et Occupation (1940-1944))). Midi Rouge, ombres et lumières, tome 3. Paris, Syllepse, 2011.
Peschanski Denis et Douzou Laurent, La résistance française face à l'hypothèque de Vichy
http://hal.archives-ouvertes.fr/aut/Denis+Peschanski/ aut/ Laurent+Douzou.