« Pourquoi ce livre après tant d’autres ? », Lucien Dufour

Légende :

Notes manuscrites de Lucien Dufour, « capitaine Paris », préparatoires à l’édition des Mémoires de l’ombre, éd. Scriba, 270 p, 1989.

Genre : Image

Type : Manuscrit

Source : © AERD, Collection famille Dufour Droits réservés

Détails techniques :

Le document exposé est l’une des six pages de trois feuilles manuscrites de classeur format 21 x 29,7, sur papier blanc à petits carreaux – légèrement jauni,

Date document : fin des années 1980

Lieu : France - Auvergne-Rhône-Alpes (Rhône-Alpes) - Drôme

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Analyse média

À notre sollicitation, les enfants de Lucien Dufour, décédé en 2002 à Orange et inhumé à Sainte-Jalle (Drôme), ont entrepris l’examen des archives personnelles de leur père, cherchant en particulier un « objet » personnel. Christiane Dufour, fille du résistant, nous écrivait le 4 mai 2009 : « …je vous adresse 3 feuillets manuscrits de mon père. Il s’agit des lignes principales qu’il désirait développer dans son livre. Je n’ai malheureusement pas pu trouver d’autres documents… »

Le document exposé est l’une des six pages de trois feuilles manuscrites de classeur format 21 x 29,7, sur papier blanc à petits carreaux – légèrement jauni, au bout d’une vingtaine d’années. Le texte, à l’encre bleue, ne comporte pratiquement pas de ratures.

La page n° 2 a été choisie pour la monstration, car elle constitue non seulement l’âme de l’ouvrage de Lucien Dufour, mais encore l’expression de sa volonté explicite d’une sorte de mise au point dans le champ de la mémoire, plus de quarante ans après les événements. Elle apparaît d’emblée précisément comme le prolongement de son combat de résistant, mûri au fil de plusieurs décennies, visant à perpétuer l’esprit de la Résistance tel qu’il l’a connu et compris.

Les parutions concernant cette période, au cours des 40 années qui ont suivi la Libération ne lui conviennent pas, en ce sens qu’elles présentent, le plus souvent, un hymne aux martyrs de la patrie. Il insiste donc sur ce constat, remarquant que cette tendance caractérise, selon lui, la mentalité, la politique, peut-être même l’histoire nationale.

« Pourquoi ce livre après tant d’autres ? – Parce que la plupart des livres parus relatent surtout des tragédies à bilans très lourds : Mont Mouchet, les Glières […], donnant une image d’une Résistance vaincue, discutable dans son principe et sa nécessité. – En France, il est notoire que l’on célèbre et parle plus des défaites que des victoires, symbolisant ainsi l’esprit de sacrifice patriotique. – On célèbre Camerone et Sidi-Brahim, on oublie Valmy.»

Il en est de même, remarque Lucien Dufour, pour l’espace drômois : « on célèbre le Vercors ; on oublie la vallée du Rhône » (souligné par l’auteur, L. D.). L’inflexion qu’il se prépare à donner à ses récits est affirmée : « on parlera donc ici d’une Résistance victorieuse » !

Les dernières lignes se veulent étayer cette thèse, dans l’espace départemental précisément : il évoque la Résistance gagnante « du sud Drôme où les chiffres des pertes ont été inversés par rapport aux combats cités + [plus] haut. Sur cette partie du territoire, les Allemands ont subi les pertes les + [plus] importantes face à la Résistance, qui peuvent être comparées à celles des combats des débarquements. »

Lucien Dufour rejoint en partie sur ce point l’un des axes du dévédérom sur la Résistance dans la Drôme - Le Vercors, édité par l’AERD en 2007. En effet, contrairement à la mémoire dominante qui retient, de ces 4 ans d’histoire, essentiellement la République du Vercors et son anéantissement par les occupants, l’ouvrage évoqué tente de rétablir un juste équilibre, dans la Résistance drômoise, entre les combats du Vercors et l’ensemble de la bataille des maquis, des groupes francs – du Nord, de la vallée du Rhône, du Diois, des pays de l’Eygues, du Nyonsais et des Baronnies. Lucien Dufour tient à mettre l’accent sur l’efficacité de cette opposition frontale armée – dont il fut l’un des chefs – à l’Allemagne nazie. Il annonce un témoignage simple et vrai, qui se veut serrer les faits de près, tout en mettant en valeur un succès global indiscutable des luttes des maquisards et volontaires « sortis de l’ombre ».

La première page du manuscrit élève le débat au-dessus d’un simple échange polémique. L’auteur tient à se placer dans le temps long et à aborder de grandes questions. « Pourquoi parle-t-on, 50 ans après, de la Résistance ? La Résistance, bien moins qu’un épisode dans l’histoire militaire de la France, a été une levée en masse des forces profondes de la Nation, pour la défense de la liberté véritable – celle des Droits de l’Homme.» Cette liberté « n’est pas l’apanage d’une catégorie particulière de combattants valeureux – mais de tout Ếtre Humain […]. La défendre, c’est se défendre soi-même, en tant que particule de la masse qui la compose ». Ce passage est repris in extenso, un peu plus tard, au début de l’ouvrage Mémoires de l’ombre, en mai 1989.

La 3ème page manuscrite est consacrée au « maquisard », l’auteur cherchant à l’approcher en vérité, voire dans son intimité, d’autant plus que la propagande de l’adversaire s’est appliquée à déformer son image. Ils étaient les « terroristes, selon les pancartes allemandes dans la vallée du Rhône – […] Ces hommes et ces femmes n’étaient pas des êtres exceptionnels, insiste-t-il, – mais des gens ordinaires, qui ont choisi la lutte pour la liberté […] – Parler aussi de leurs ressentiments…, de leur espoir, de leurs peines dans la séparation, de leurs doutes parfois, de la peur, […] à chaque pas, à chaque mission – cette peur dominée, contenue, consciente, en laquelle on puise la force de vaincre. » Ces hommes et ces femmes connaissent pourtant aussi « la joie de vivre et de mener le bon combat ». « Le rire » et « les moments comiques » font partie également de leur existence.

La quatrième page, d’une douzaine de lignes prévoit de « faire connaître les FTP dont on a donné une image fausse ». Le texte du projet est bref, mais dense. L’auteur tient à mettre en valeur l’originalité de cette formation : « leur stratégie offensive, face à l’attentisme – leur encadrement, populaire face aux cadres de métier – leur implantation, maquis réduits et dispersés, face aux concentrations ». Lucien Dufour se proposait également de « dire […] les origines sociales » des FTP. Écrire ce livre, « surtout », afin que ce combat ne soit pas « oublié ».

Les pages n° 4 et 5 entrent dans le vif de la mémoire des camps FTP des Baronnies depuis le printemps 1943, leurs fréquents déplacements, leur capacité de repli dans les cas d’assaut et de dénonciation, les attaques de train allemand, loin des camps, dans la vallée du Rhône. Déjà, les notes engagent des débuts de récit. Enfin, ces quelques lignes énumèrent 7 attaques allemandes, au début 1944, contre les maquis AS et FTP, en Drôme du sud, signifiant « une vaste opération anti-maquis », et par conséquent, affirment une marque évidente de la présence de forces résistantes – efficaces au point de contraindre l’ennemi à engager des unités dans la réunion.


Auteurs : Michel Seyve

Contexte historique

Dans ses six pages manuscrites, l’auteur s’explique sur les raisons de l’édition qu’il projette, alors que le vécu qu’il se propose de raconter remonte déjà environ à 45 ans. Pourquoi ne pas avoir écrit « à chaud » ?

Lucien Dufour est entraîné, à 24 ans, en 1944, dans une « aventure » qui le conduit à franchir le Rhin avec le 4e RTM, puis, la guerre terminée, à poursuivre son engagement dans l’Armée active comme capitaine, à partir en Indochine… : n’était-il pas à l’époque un jeune homme emporté par l’action ?

En fait, plus tard, approchant de sa soixante-dixième année, une préoccupation mémorielle le pousse à prendre la plume, à la fois pour vivifier le souvenir de la Résistance – demeuré intacte en lui, pour ne pas laisser gagner un oubli sélectif à ce sujet, et finalement, pour prendre part aux débats en cours dans les années 80.

Ainsi, quelques éléments de sa biographie, relatifs à la période 1939-1945 en particulier – Lucien Dufour, capitaine Paris, un chef FTP – expliqueraient peut-être en profondeur, son engagement tardif dans un domaine qui n’était pas le sien, l’écriture.

« … Né en 1920 à Paris, est-il écrit en 4e de couverture de son ouvrage, huitième enfant d’une famille modeste, [il] est autodidacte. Évadé de Paris en 1941, il s’engage dans l’Armée de l’Air, dont il démissionne lors de l’occupation de la zone sud. Déporté en Allemagne, où il est blessé deux fois au cours de tentatives de sabotage, il s’évade en septembre 1943… » À peine remis de sa dernière blessure, il saute du train à Orange, est secouru par un ami qu’il a connu à la base aérienne de la ville, puis rejoint les FTP dans les Baronnies, où il devient le capitaine Paris, en signe de sa ville natale. L’organisation résistante lui confie le commandement du 4ème Bataillon FTP (secteur Diois) qui, intégré aux FFI, prend part à la Bataille de Montélimar.

Il a donc été acteur important dans des événements exceptionnels, qui ont abouti à la libération de la France, blessé lors d’une mission et soigné à l’hôpital de la Résistance à Buis-les-Baronnies… L’annonce d’un livre, à travers le manuscrit signe « un acte de combat », à la fois en rupture avec son vécu 1945-1989, mais aussi en droite ligne des actes courageux émaillant sa jeunesse combattante dans la Résistance. « Cité trois fois, il reçoit la Légion d’Honneur et la Médaille de la Résistance », lit-on encore en 4ème de couverture. Il n’est pas surprenant que l’ouvrage porte sur cette période précisément, la plus exaltante, peut-être la plus risquée, en tout cas celle qui l’a le plus imprégné. Il écrira dans son livre ces lignes révélatrices :

« Ce qui anime, […] encore aujourd’hui, les anciens de la Résistance, ce n’est pas tant, ou pas seulement, le fait d’avoir été côte à côte, les armes à la main, mais de s’être trouvés présents dans un courant de pensée unique dans l’Histoire. Les non-combattants, les obscurs, les paysans, […] qui, n’ayant jamais été face à l’ennemi […], engagés dans des combats plus ou moins héroïques, mais qui – à leur manière – les ont permis, ressentent la même force morale née dans ces épreuves, et l’évoquent, avec la même ferveur de leurs 20 ans. Par-dessus ces différences […], chacun se fortifie soi-même d’avoir fait le bon choix. »

À cela, il faut ajouter, pour comprendre la raison d’être du manuscrit, et le livre qui suit de peu, que les FTP drômois commémorent leurs luttes chaque année, en septembre, au monument de Sainte-Jalle, que Lucien Dufour y était présent, qu’il a prononcé un discours lors des rassemblements du 50ème anniversaire des maquis des Baronnies, à Buis même, en 1994, et qu’il s’est fait inhumer précisément à Sainte-Jalle. Ainsi se dessine l’axe d’un comportement personnel à l’échelle d’une vie de citoyen.


Auteurs : Michel Seyve
Sources : Lucien Dufour, manuscrit.