Dernier message de trois déportés

Légende :

Dernier message de trois déportés de Montélimar pendant leur transport vers les camps.

Genre : Image

Type : Lettre

Source : © AD Drôme, en cours de classement Droits réservés

Détails techniques :

Petit billet de 110 x 105 mm rédigé sur un feuillet de papier hygiénique de couleur bistre, écrit au crayon, recto-verso, avec son enveloppe d’expédition.&a

Date document : 11-18 août 1944

Lieu : France - Auvergne-Rhône-Alpes (Rhône-Alpes) - Drôme - Valence-sur-Rhône

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Analyse média

Cette lettre, jetée d’un wagon de déportation ou confiée à une personne courageuse en août 1944 (la présidente de la Croix-Rouge de Vittel, semble-t-il), a été expédiée à destination.

Le timbre, à l’effigie du Maréchal, a été oblitéré à Épinal (Vosges) le 18 août 1944. Par prudence (ce geste valait la peine de mort), l’adresse (avec une erreur due à un mot mal écrit dans le billet : Fust et non Frust) est tapée à la machine. Répondant à notre appel à documents par voie de presse et de radio, madame Juliette Olivéri, d’Avignon, fille de M. et madame Zunino destinataires du billet, nous a envoyé ce billet et son enveloppe accompagnés d’une lettre explicative. L’ensemble a depuis été déposé aux Archives départementales et des copies au Musée de la Résistance en Drôme et de la Déportation à Romans et aux Archives communales de Montélimar et de Romans.
Ce petit billet contient, en peu de mots, la certitude que le terme du voyage est l’Allemagne ("proximité de la frontière"), de la séparation prochaine du trio ("ensemble pour le moment") et de la mince probabilité d’échapper à la mort ("si Dieu veut"). C’est aussi la recommandation aux amis Zanino de ne pas abandonner l’oncle et la tante qui sont restés au pays, sans soutien peut-être.

Transcription du texte du billet (ponctuation rétablie) :
Bien chères amies. Sommes de passage à Épinal. Sous peu nous aurons traverser la frontière. Sommes ensemble pour le moment, en bonne santé. Espérons de tout cœur que ce petit billet vous parvienne car de longtemps vous n’aurait de nos nouvelles. Donnez nouvelles et faites courage. Oncle et tante vous suplions ne les abandonnes pas. Espérons vous revoir si Dieu veut. Bons baisers. Dine, Louise, Eugène. Adressez M. Zunino, Bar Parisien, boulevard du Fust Montélimar Drome.


Auteur : Robert Serre

Contexte historique

Presque tous les déportés drômois de juin, juillet et août 1944 sont pris à Montélimar. La présence de Juifs bien repérés, les jeunes SS en formation dans une ville proche et le zèle du chef de la Kommandantur semblent expliquer cette efficacité.

Le 16 juin, Léon Alezard, un jeune cultivateur de Savasse âgé de 23 ans, pris pour un FFI (Forces françaises de l'intérieur), est arrêté à Montélimar par les Allemands. Déporté le 28 juillet, il mourra pendant le transport. 

Le 26, André Boyé, 18 ans, stagiaire à l’usine à gaz dont son père était le directeur, est arrêté. Il mourra en mai 1945 à Sandbostel alors que ce camp était libéré et qu’il attendait son rapatriement vers la France.
Le 12 juillet, c’est au tour d’Alfred Barre, né à Neuilly-sur-Seine, âgé de 19 ans, fils d’un général alors en Tunisie. Jeanne Bourgogne raconte qu’Alfred Barre « était le fils d’un officier qui avait rejoint l’armée de de Gaulle ; il vivait avec sa mère à Dieulefit. Il s’agissait d’un garçon tout à fait gentil et sans histoire, pas très bon élève… Et un jour il est descendu à Montélimar à bicyclette. Comme il était très fier que son papa soit dans l’armée de de Gaulle, il avait une petite croix de Lorraine qui pendait à son bracelet-montre. Et quand il est remonté, quelqu’un lui a demandé l’heure : je ne sais pas si c’était la Gestapo ou la Milice, toujours est-il qu’il a été arrêté, emmené au fort de Montluc et déporté ; sa malheureuse mère l’a suivi à Lyon, a fait des démarches insensées pour qu’il soit libéré. C’est le seul élève de la Roseraie qui a été déporté. Il avait dix-sept ans ». Il passe à Montluc, cellule 116, d’où il est embarqué le 22 juillet vers Buchenwald. On ne le reverra jamais. Il est mort le 15 mai 1945 alors que la guerre était finie.
Le résistant montilien Charles Marro, 23 ans, originaire de La Seyne, le maçon Albert Fretel, qui avait « formé le projet de supprimer Reichert », et Gabriel Viguier, ancien plâtrier né à Crest et âgé de 50 ans, grand mutilé de la guerre de 14-18 (amputé de la main gauche), pris comme otage, sont arrêtés le 18 juillet à Montélimar. Ils seront libérés le 6 mai 1945 au kommando d’Ebensee. Après son retour, Albert Fretel sera appelé à témoigner : « J’ai été arrêté le 18 juillet 1944 par des soldats allemands alors que je me trouvais au quartier du Bouquet à Montélimar. J’ai été conduit à la feldgendarmerie, à l’hôtel du Parc à Montélimar. Là j’ai été interrogé par Reichert, interprète de la Gestapo. Comme je [ne] voulais pas parler, j’ai été torturé par Reichert et un soldat allemand. Durant sept heures, j’ai été frappé à coups de cravache, coups de pied, de poing sur tout le corps. Puis ils m’ont écrasé les doigts et les pieds et frappé au ventre et aux parties génitales. Ensuite, j’ai été mis en prison pendant 5 jours, sans boisson, ni nourriture ».
Le 20 juillet 1944, Marie-Louise François née Perron, âgée de 42 ans, épouse de François Attilia, et sa fille Secondine, 18 ans, sont prises à leur tour. Nées à Oulx, en Italie, elles se sont réfugiées en France, en Savoie d’abord, elles se sont installées comme fermières au château de Milan à Sauzet. Le fils a été pris pour le STO (Service du travail obligatoire). Avec elles, travaille le domestique Eugène Meyssonnier, âgé de 25 ans. Ces fermières cachaient des maquisards. Le 20 juillet 1944, tous les trois sont arrêtés par les Allemands qui incendient la ferme et pillent tout ce qu’ils peuvent. Madame Juliette Olivéri, fille de M. Zonino, le destinataire de la lettre, qui a vécu cet épisode écrit : « J’avais une vingtaine d’années à l’époque [...]. Mes parents tenaient, à Montélimar, au Boulevard du Fust, le « Bar Parisien » [...]. Mes parents étaient Italiens naturalisés et je suppose que c’est pour cela que nous étions liés d’amitié avec la famille François qui était, elle aussi, d’origine italienne. [...] Cette famille tenait un fermage au château de Milan, vers le quartier de la Chapellerie. Ils élevaient des vaches ; Mme François vendait le lait à la ville avec sa charrette attelée et lorsque l’Italie s’est alliée avec l’Allemagne, des gens toujours bien intentionnés lui ont renversé tous ses bidons de lait. La fille Dine était un peu plus jeune que moi, nous étions amies. [...]. Toute la famille a été arrêtée. Nous les avons vu passer devant chez nous, ainsi que des camions chargés de tout le bétail. Je ne peux vous exprimer toute notre détresse en voyant cela. Nous avons préparé une valise, du linge, quelques provisions. Nous avons pu savoir le moment du départ de la Kommandantur. Je les ai attendus à la sortie et, là, je me suis glissée dans le convoi pour leur donner la valise malgré un soldat qui me repoussait avec son fusil et me disait « Raoust », mais je lui fis signe que c’était pour manger ».
Et la liste des personnes appréhendées à Montélimar enfle encore : le 21 juillet et dans les jours suivants, cinq radio-télégraphistes de la station météo d’Ancône sont appréhendés : Raoul Bonneau, 37 ans, Vendéen, le chef de centre, Paul Bonnier, 40 ans, du Pas-de-Calais, Robert Fouillet, 34 ans, Louis Delpech, Gardois de 44 ans, et Paul Henri Saumard, 46 ans, de Haute-Vienne. Ils sont accusés d’émettre clandestinement pour la Résistance. Tous sont morts durant l’hiver 1945 à Dachau ou ses kommandos de Melk et Ebensee, sauf Bonneau, libéré de neuf mois de souffrances à Dachau, qui mourra à l’hôpital Bichat à Paris lors de son retour.
Le Vosgien André Magnier, 54 ans, professeur de l’École d’Épinal repliée à Montélimar, est arrêté le 22 juillet comme l’avait été le 28 juin son collègue Serge Foder, professeur-adjoint de cette école. Tous ces gens, les deux femmes François et Eugène, les cinq radiotélégraphistes et Fretel, mais aussi André Baudard, le proviseur du lycée Émile Loubet de Valence, Germaine Lieutaud, originaire de Menglon, prise à Grenoble, et les infirmières de la Luire, sont d’abord emprisonnés à Montluc, puis partent vers la déportation le 11 août de la gare de Lyon-Perrache. Le train évite Paris cerné par les armées alliées et passe, non sans mal, par Macon, Chalon-sur-Saône, Vittel, Épinal, Belfort. Le matin du 16 août, le train vient de stationner la nuit en gare de Vittel. La présidente locale de la Croix-Rouge, prévenue par le chef de gare, découvre les déportés, hommes, femmes, enfants, dans un dénuement extrême, affamés, couverts de vermine, elle obtient du lieutenant de la Gestapo la permission de leur donner une soupe chaude et du pain, auxquels s’ajoutent des aliments et des médicaments apportés par la population de la ville prévenue. C’est peut-être à cette occasion que madame François, sa fille et Eugène Meyssonnier peuvent confier leur petit billet. À moins qu’elles l’aient jeté du train sur la voie. De nombreux messages sont lâchés des wagons, aux bons soins des cheminots qui les trouveront. Lucienne Gilles a jeté un de ces messages et celui-ci est arrivé à destination, à Montségur-sur-Lauzon : le procès-verbal dressé par les gendarmes le 12 décembre 1944 relate que madame Gilles « a fait passer des nouvelles le 11 août 1944 alors qu’elle se trouvait à Épinal ».

Le 18 août, les hommes descendent près de Natzweiler (camp du Struthof), les femmes continuent, en passant par Berlin, jusqu’à Ravensbrück où elles sont déchargées le 22 août. Madame François, qui a un gros anthrax à la jambe, a dû terriblement souffrir durant ce voyage interminable. Le domestique Meyssonnier, transféré au début septembre de Natzweiler-Struthof à Dachau, mourra dans un de ses kommandos, Dautmergen, le 29 novembre 1944. Les deux femmes mourront à Ravensbrück en 1945, Secondine le 1er février, sa mère le 1er mai.

Le nombre d’arrestations à Montélimar est impressionnant. Faut-il rapprocher cette constatation du rapport sur les garnisons allemandes qui indique que, dans cette ville « la base allemande est constituée de 250 jeunes destinés aux unités SS. Cette troupe très dynamique participe parfois à des opérations contre le maquis. Il y a aussi une feldgendarmerie très active qui agit souvent contre le maquis et se montre impitoyable ». Le zèle et le « talent » du chef et interprète Reichert, que tous les déportés mentionnent, paraît aussi avoir permis cette redoutable efficacité.
De plus, de nombreux étrangers, Juifs notamment, avaient été internés au camp de Montélimar, puis assignés à résidence dans la commune. Ils étaient donc facilement repérables.


Auteurs : Robert Serre
Sources : SHGN, rapports R4 Cie Drôme. AD Rhône, 3808 W 313. ADD 255 W 89, 268 W 1, 132 J 32. Jean Sauvageon, « Le dernier billet », Études Drômoises n° 1 de 1999 (articles d’Yvonne Thomas et Max Ahrend), n° 16 de déc. 2003. Béatrix de Toulouse-Lautrec, J’ai eu vingt ans à Ravensbrück, Librairie académique Perrin, 1991. Henri Amouroux, Joies et douleurs du peuple libéré, tome 8 de La grande histoire des Français sous l’occupation, R. Laffont, 1988. La Picirella, Témoignages sur le Vercors. Champion Albert, Montluc vu du réfectoire, souvenirs personnels, Lyon 1945. Permezel, Montluc antichambre de la déportation. Pierre Nord, Mes camarades sont morts, Fayard, 1947, tome 2. Dossier Liard, prêté par C. et M. Seyve. Docteur Jeune : deux poèmes de son père Désiré Jeune, écrits à Montélimar en juillet 1945, Aux déportés martyrs, à mon cher fils. Sandrine Suchon, Résistance et Liberté, Dieulefit. Martin Patrick, La Résistance dans le département de la Drôme, thèse. Ladet, Ils ont refusé de subir. Pons, De la Résistance à la Libération. Pour l’amour de la France. Robert Serre, De la Drôme aux camps de la mort, les déportés politiques, résistants, otages, nés, résidant ou arrêtés dans la Drôme, éd. Peuple Libre / Notre Temps, avril 2006. Fondation pour la mémoire de la déportation, le Livre-Mémorial des déportés de France arrêtés par mesure de répression et dans certains cas par mesure de persécution 1940-1945, Paris, éditions Tirésias, 2004. tome I, 1 446 pages, tome II, 1 406 pages, tome III, 1 406 pages, tome IV, 1 282 pages. Mémorial de Dachau.