Article du journal Le Réveil du 5 octobre 1944

Légende :

Un exemple de répression sauvage.

Genre : Image

Type : Presse

Source : © ADD, CP 219 Droits réservés

Détails techniques :

Coupure de presse.

Lieu : France - Auvergne-Rhône-Alpes (Rhône-Alpes) - Drôme - Valence-sur-Rhône

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Analyse média

Le Réveil, « quotidien catholique de la Résistance du sud-est », né le 1er septembre 1944 sur les presses grenobloises de l’ex Sud-Est suspendu à la Libération. Il disparaît en février 1952.

Transcription du texte de l’article :

Six détenus sont enlevés de la maison d’arrêt de Valence
Fusillés dons la nuit, leurs cadavres sont retrouvés le lendemain sur une place


Valence, 1er octobre. — Vendredi soir vers 18 h 30, deux hommes armés, portant un brassard avec la mention "Police", se présentaient à la prison de Valence et ordonnaient aux deux gardiens de les laisser entrer. Peu après vingt autres individus armés pénétraient à leur tour dans la prison et exigeaient sous la menace de leurs armes que six des détenus leur soient remis. Les gardiens ne purent que s’exécuter.
Les six détenus furent alors emmenés dans quatre autos qui stationnaient devant la prison. Ce sont : Pierre Moutier, milicien condamné à mort par la Cour martiale de la Drôme et dont la peine avait été commuée en 20 ans de travaux forcés par le commissaire de la République.
Philippe Chalchat, milicien, condamné à mort par la Cour Martiale de la Drôme et qui avait bénéficié de la même faveur.
Pierre Bret, condamné aux travaux forcés par la Cour Martiale.
René Bouteville et Jean Combac, miliciens, traduits tous deux devant la Cour Martiale qui s’était déclaré incompétente sur leur cas.
Enfin Henri de Gailhard-Bancel, syndic régional de l’ex-corporation paysanne, détenu en attendant la fin de l’instruction de son dossier.
Samedi matin le corps de Pierre Moutier, tué par arme à feu, était retrouvé pendu à l’horloge de la place Madier-Montjau avec l’écriteau suivant : " Ainsi sont châtiés les traîtres ". Peu après les corps des cinq autres détenus étalent déposés sur la place par une camionnette. La police a fait aussitôt enlever les corps. Une enquête est ouverte.
NDLR —Transmis le 1er octobre par notre agence de Valence, ce papier n’a pu paraître en temps voulu à cause d’une interdiction de la censure.


Auteurs : Robert Serre
Sources : Le Réveil du 5 octobre 1944. B. Montergnole, La presse grenobloise de la Libération 1944-1952, PUG, 1974.

Contexte historique

Le 29 septembre 1944, Yves Farge, commissaire de la République, fait usage de son droit de grâce en faveur du milicien Pierre Moutier, né à Tain en 1909, condamné à mort la veille par la Cour martiale de la Drôme, avec une « fille légère » accusée de dénonciation. Après étude rapide du dossier, il constate l’absence de toute précision : la peine de mort est commuée en 20 ans de travaux forcés.

Dans les heures qui suivent, Farge reçoit un coup de téléphone angoissé de Pierre de Saint-Prix, nouveau préfet de la Drôme, homme très peu sanguinaire et qui approuve quant à lui la décision de clémence. Mais il n’est pas seul à Valence. « Cela va mal ici, dit-il à Farge, vous avez gracié un condamné à mort ; je ne réponds plus de l’ordre ».
Immédiatement, le Commissaire de la République part pour le chef-lieu drômois, qu’il trouve en effervescence. Il prie le préfet de convoquer sur-le-champ les protestataires à la Salle des Fêtes, pour tenir devant eux une conférence improvisée. La salle est comble, tumultueuse ; on se presse, on vocifère. Pendant deux heures, dans un « invraisemblable hourvari », Farge essaie d’expliquer sa décision, en invoquant la justice. Il ne peut se faire entendre.

Mais surtout, en sortant de cette réunion exténuante, il apprend que, dans le temps même où elle se tenait, la foule avait enfoncé les portes de la prison, s’était emparé de Pierre Moutier et de cinq autres détenus, et les avait exécutés sur-le-champ. Vers 18 h 20, « une vingtaine d’individus », arrivés dans des voitures noires, armés, portant brassards de police et « vestes de cuir » s’étaient présentés à la maison d’arrêt, avenue de Chabeuil et, précédés d’un faux prisonnier, s’étaient fait ouvrir les portes et, sous la menace de leurs armes, remettre six détenus.
Le 30 septembre au petit matin, le commissaire de police, avisé par téléphone, constate la présence, place Madier-de-Montjau (aujourd’hui place de la Liberté), du cadavre de Pierre Moutier affublé sur la poitrine d’une pancarte portant en gros caractères : « Voilà comment meurent les traîtres. Les autres sont dans les îles, à l’Épervière », le tout signé « La justice ». Sur la base de ces indications, la police se rend sur les lieux et découvre des « flaques de sang » et « deux barres de bois maculées de sang ». Entre-temps, les cadavres, portant des blessures infligées par armes à feu, mais sans traces de coups ni de sévices, ont été transportés en camion place Madier-de-Montjau.
L’affaire est vite étouffée, la presse locale et régionale, encore sous contrôle de la censure, ne donnant que peu d’informations. Rien dans Les Allobroges, censure de l’article du Travailleur alpin. L’organe départemental du Front national, Fraternité, appelle le 7 octobre à « clôturer l’affaire Moutier », sans dissimuler sa sympathie pour « les patriotes ». Seul Le Réveil publie le 5 octobre l’article ci-dessus.

Une instruction est ouverte contre les auteurs à la demande d’Yves Farge, elle restera sans suite, Les répercussions, à défaut d’être judiciaires, sont essentiellement politiques. Evoquée au conseil des ministres du 7 octobre, l’affaire révèle aux yeux des autorités judiciaires, des « anomalies » de l’épuration dans la Drôme. Le délégué régional à la justice militaire écrit le 6 novembre au préfet que la commission de criblage, chargée d’un premier tri dans les dossiers envoyés par les commissions locales d’épuration, « ne fonctionne pas ». Il enjoint Pierre de Saint-Prix de « donner des instructions » pour que « tout rentre dans l’ordre et la légalité » dans son département. Au CDL (Comité départemental de Libération) de la Drôme, même si le procès-verbal ne porte aucune trace du débat, l’abbé Chalamet, rappelant que « la vengeance n’est pas la justice », proteste violemment contre « ceux qui prétendent chasser les boches en introduisant chez nous les méthodes de la Gestapo », il est appuyé par le poète Pierre Emmanuel et le président du CDL Claude Alphandéry. Le 20 octobre, le père Michel Lémonon, dans une conférence à Romans, s’élève contre ceux qui, « prennent la place des tribunaux pour parer à une prétendue injustice [et] ouvrent la porte à toutes les injustices ». L’affaire débouche sur l’éviction du préfet Pierre de Saint-Prix, remplacé par Lucien Coudor par décision du conseil des ministres à la demande d’Yves Farge. Malgré les vives protestations du CDL, des mouvements de résistance, du général de Lassus et la démission des maires de quatorze communes du sud drômois, la décision est maintenue. Le ministre de l’Intérieur rappelle à Farge que le général de Gaulle « tient absolument à ce que le commissaire de la République mette en jeu son autorité pour faire respecter une décision du gouvernement ». Le 12 janvier 1945, Yves Farge installe donc le préfet Coudor à Valence et insiste sur le fait que « des administrateurs de métier » doivent prendre la place.
C’est le point final de cette affaire qui pose, encore aujourd’hui, plusieurs questions. D’abord celle de la motivation de l’acte. Comme le note Pierre de Saint-Prix dans son rapport du 1er octobre, la grâce du milicien Moutier, « très connu des milieux résistants de Valence », est l’élément déclencheur. L’adjonction à son cas d’autres miliciens, réels ou supposés, confirme à la fois la haine réelle dont ils sont l’objet et la possibilité de méprise, quand l’appartenance, objet de tous les fantasmes, n’est pas vérifiée.
Le cas de Henri de Gailhard-Bancel est tout autre. Ce notable, né en 1884 à Marseille, résidant à Allex, président de la Corporation paysanne de la Drôme, puis syndic régional, était issu d’une dynastie locale. Son père, Hyacinthe, mort en 1936, avait été député de l’Ardèche de 1899 à 1910, puis de 1912 à 1924. Robert Xuéref écrit : « Pétainiste, il resta fidèle jusqu’à sa mort au régime de Vichy, dont il exécuta les ordres avec la plus grande discipline et le plus grand dévouement ». Pris par un groupe de résistants lors de la libération de Valence, il avait réussi à s’enfuir, mais avait été repris et emprisonné. Les exécuteurs craignaient-ils une trop grande mansuétude de la justice, du fait de sa parenté avec le garde des sceaux, ministre de la Justice, François de Menthon ?

De toute façon, selon le rapport du commissaire de police de Crest, repris par le sous-préfet de Die le 12 février 1945, De Gailhard-Bancel « s’était tristement signalé par la dénonciation de patriotes aux coups de la Milice et des Allemands ». Des documents d’archives témoignent en effet de ces dénonciations.

Ensuite, celle de l’identité des exécuteurs, toujours inconnue. Diverses rumeurs mettent en cause les communistes, qui réclament alors à corps et à cri une épuration rapide et complète. Un ancien responsable du parti affirme que c’est un « commando FTP » (Franc-Tireur et partisan) qui réalisa l’opération de Valence. Claude Alphandéry affirme que rien ne permet d’accuser le parti communiste. Il penche plutôt pour une responsabilité des milices patriotiques, que le PCF ne contrôle pas complètement au plan local et où ses militants « n’étaient pas nécessairement les plus enragés ».
Il faut enfin tenter de caractériser l’événement. Le mois de septembre 1944 est, comme l’a écrit Luc Capdevila, « le mois de tous les dangers », où se télescopent une épuration « policée », assurée par les organismes judiciaires, les violences, à la fois spontanées et de commande, développées au cours de l’été par la Résistance contre les hommes et les forces de la collaboration et une « épuration de voisinage » ciblant, à tort ou à raison, ceux qu’il faut exclure de la communauté et visant à « nettoyer l’espace vécu ». L’affaire de Valence relève à l’évidence de la troisième catégorie mais aussi, sans doute, de la deuxième… Elle ne semble pas, en tout cas, avoir provoqué d’émotion particulière dans la population et a disparu de la mémoire collective.


Auteurs : Robert Serre, Gilles Vergnon
Sources : ADD, 348 W 16. Procès-verbal du commissaire de police de Valence, 30 septembre 1944; rapport du préfet de la Drôme au commissaire régional de la République, 1er octobre 1944 ; lettre du délégué régional adjoint à la justice militaire au préfet de la Drôme, 6 novembre 1944, Archives départementales du Rhône (fonds du commissaire de la République) 283 W 42. Presse locale de la Libération. Renseignements fournis par Claude Alphandéry (novembre 2004). Le Réveil, 5 octobre 1944. Robert Xuéref, Deux siècles d’histoire des Associations agricoles en terre drômoise, Valence 1987. Roger Marty, Prends ton fusil, Grégoire, manuscrit. Albert Fié, archives compagnie Pons. Robert Aron, Histoire de l’épuration, Fayard, 1969, p. 594. Fernand Rude, La libération de Lyon et de sa région, Hachette 1974, p. 174. Luc Capdevila, Les Bretons au lendemain de l’occupation, Presses universitaires de Rennes, 1999. Alain Chaffel, Les communistes de la Drôme, L’Harmattan, 1999. Michel Lémonon, Résistance !, Romans, 1994.