Premier grand procès de patrons de presse collaborationnistes : le procès Lejeune et Gaillard-Bourrageas, octobre 1944

Légende :

Article en première page du quotidien gaulliste, La France de Marseille et du Sud-Est, annonçant le verdict du procès Laval - Lejeune - Gaillard-Bourrageas, édition du 21 octobre 1944

Genre : Image

Type : Article de presse

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Détails techniques :

Document imprimé sur papier journal (voir l'album photo lié).

Date document : 21 octobre 1944

Lieu : France - Provence-Alpes-Côte-d'Azur - Bouches-du-Rhône - Marseille

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Analyse média

La France de Marseille et du Sud-Est, quotidien de sensibilité gaulliste, consacre une large place au procès de deux patrons de presse, Jean Gaillard-Bourrageas et Albert Lejeune, d'autant que Pierre Laval fait partie des prévenus, ce qui permet des gros titres attractifs. L'absence de Pierre Laval et de Jean Gaillard-Bourrageas ne diminue pas l'intérêt de la presse régionale et nationale, qui suit avec assiduité les débats. C'est le premier grand procès de presse de l'épuration.

L'article du 21 octobre 1944, signé de Louis Girard, occupe tout le quart gauche du quotidien et annonce en gros caractères le verdict condamnant Pierre Laval et Gaillard-Bourrageas à la peine capitale. Une photographie montrant Albert Lejeune et l’un des avocats chargés de la défense complète le compte rendu du procès.

Les cinq premiers paragraphes sont consacrés à Pierre Laval. Après avoir rappelé brièvement son rôle dans la politique de collaboration, Louis Girard se félicite que la Cour de justice de Marseille soit la première à condamner à mort l'ancien chef de gouvernement de l'État français. Condamnation par contumace puisqu'à la date du procès, Pierre Laval se trouve à Sigmaringen. Cependant si la Cour de justice de Marseille juge Pierre Laval, ce n'est pas pour son action au niveau national mais pour son implication dans ce que Louis Girard qualifie de « procès aux dessous lamentables ».

Le corps de l'article, sans rentrer dans le détail de montages financiers très complexes, explique pourquoi Jean Gaillard-Bourrageas et Albert Lejeune sont associés à Pierre Laval sous l'inculpation d'intelligence avec l'ennemi.

Jean Gaillard-Bourrageas, gendre et fils adoptif de Gustave Bourrageas, a succédé à son beau-père à la tête du Petit Marseillais ; il est bien connu du public marseillais. Le Petit Marseillais tirait à 150 000 exemplaires avant-guerre et se situait au neuvième rang des quotidiens provinciaux. À partir de 1936, Jean Gaillard-Bourrageas met Le Petit Marseillais au service de Simon Sabiani, chef régional du PPF.

Albert Lejeune - dont le nom ne dit sans doute pas grand-chose aux Marseillais - est depuis les années 1930 l’un des entrepreneurs de presse les plus actifs de France. Simple typographe, il connaît une ascension fulgurante à partir de 1934 dans le sillage de Raymond Patenôtre, conseiller général puis député de Rambouillet et ministre dans le gouvernement d'Edouard Daladier en 1938. Raymond Patenôtre possède un vaste réseau de journaux régionaux, dont La République du Var, Le Petit Var et Le Petit Niçois. Il acquiert juste avant la guerre le quotidien l'Auto, ancêtre de l'Equipe, ce qui l'introduit dans la presse parisienne. Il confie l'administration de ses journaux à Albert Lejeune. Dès l'automne 1940, Albert Lejeune se rapproche des autorités allemandes et devient un interlocuteur privilégié aussi bien de Karl Schwendemann, chef de la section Presse de l'ambassade allemande à Paris que de la Propaganda-Abteilung. L'article résume sans approfondir les contacts très fréquents de Lejeune avec les autorités allemandes : « Ce qui ne l'empêche point d'être familier de l'ambassade du Reich à Paris. » En revanche, aucune allusion n'est faite à la participation de Lejeune à l'aryanisation des maisons d'éditions Nathan et Calmann-Lévy. 

Une âpre bataille sévit entre administrateurs du Petit Marseillais depuis 1941. La France semble laisser planer le doute sur les intentions réelles des principaux accusés : « Ces « entrepreneurs de presse », comme on les appellera au cours des débats, ont-ils seulement voulu se jeter comme requins sur la proie que représentait Le Petit Marseillais en crise de direction, ou ont-ils voulu servir l'Allemagne en mettant à son service cet outil de propagande ? » En fait, la suite de l'article clôt rapidement la question. Il n'y avait aucune ambiguïté dans les choix politiques de Laval et de Gaillard-Bourrageas. Quant à Albert Lejeune, ses liens avec l'ambassade allemande de Paris sont évoqués en une phrase. Albert Lejeune semble inconscient des risques qu'il encourt. L'appât du gain constitue à ses yeux une excuse apte à lui valoir la compréhension du jury. Le quatrième accusé, Gabriel Chambraud, était comptable au Petit Niçois. Albert Lejeune en fait le directeur technique du quotidien niçois, ce qui lui vaut de comparaître dans le rôle du comparse très secondaire.

Ce que montre Louis Girard à la fin de son article, c'est que ce procès est révélateur de l'état moral de la presse d'avant-guerre, habituée aux montages financiers douteux, et qui bascule sans état d'âme dans  la collaboration : « Ce procès qui, par la carence de deux des accusés, n'est plus que le procès Lejeune, a des aspects de procès civil et ne saurait passionner les foules, si à travers ces tortueuses machinations d'hommes de finances n'apparaissait l'image d'une corporation - la plus belle à notre avis, car c'est la nôtre - salie, déshonorée par des trafiquants. » Mais l'article ne restitue pas la profondeur de la compromission de ces « entrepreneurs de presse » avec les autorités allemandes afin de pouvoir continuer à faire des affaires, comme le déclare tranquillement Albert Lejeune, dont la fortune au moment du procès est estimée à quarante millions.


Sylvie Orsoni

Contexte historique

Lorsque La France relate le procès Laval - Gaillard-Bourrageas - Lejeune, la Cour de justice de Marseille fonctionne depuis le 11 septembre 1944. Les journaux rendent régulièrement compte de ses décisions. Les Renseignements Généraux rapportent combien la population s'étonne du peu de relief des accusés. Le procès qui occupe la Cour de justice du 20 au 22 octobre 1944 peut faire les gros titres de la presse, il n'en juge pas moins par contumace les accusés les plus connus ; ce qui n'empêche pas la presse régionale comme la presse nationale de couvrir l'événement car c'est aussi le procès de la presse des années 1930-1940. La Résistance avait proclamé sa volonté de reconstruire une presse sur des bases économiques et déontologiques saines. Le procès de Pierre Laval, de Jean Gailllard-Bourrageas et d’Albert Lejeune fait le lien entre pratiques financières douteuses, que le journaliste de La France qualifie de « maquignonnages qui soulèvent les cœurs les moins délicats » et collusion politique. Il justifie a posteriori les ordonnances des 22 et 26 août 1944 qui fixent les critères économiques, financiers et moraux que toute entreprise de presse doit respecter, ainsi que l'ordonnance du 30 septembre 1944 qui décrète la dissolution de tous les titres ayant paru pendant l'Occupation.

Ce procès - qui se résume en fait à celui d'Albert Lejeune - reste à la surface des choses. Il ne porte que sur le volet régional de l'activité d'Albert Lejeune. Tout part du différend qui oppose Gaillard-Bourrageas aux administrateurs Jean Savon-Peirron, Marcel Samat et Maurice Delanglade. Gaillard-Bourrageas est arrêté en mars 1941 pour détournement de fonds au détriment de la société du Petit Marseillais. Pendant son incarcération, une nouvelle direction se met en place. Savon-Peirron, Marcel Samat et Maurice Delanglade atténuent l'orientation collaborationniste voulue par Gaillard-Bourrageas.
À sa libération de prison au bout de quatre mois, Gaillard-Bourrageas prend contact avec Lejeune, auquel son beau-père avait enlevé Le Petit Var, afin d'obtenir le soutien de l'ambassade d’Allemagne dans son offensive contre la nouvelle direction du Petit Marseillais. La section Presse de l'ambassade y voit l'occasion de s'introduire dans le capital du Petit Marseillais et d'élargir le réseau de quotidiens qu'elle contrôle. Lejeune met au service de Gaillard-Bourrageas ses entrées à l'ambassade, avec la ferme intention d'en tirer de substantielles compensations. Devant les refus obstinés du directeur Savon-Peirron de signer la transaction préparée par Lejeune, Karl Swendemann convoque Jean Savon-Peirron à Paris pour lui faire signer un accord qui réintroduit Gaillard-Bourrageas à la tête du journal et permet à Lejeune de s'introduire au capital du Petit Marseillais, tout en récupérant Le Petit Var, cédé avant-guerre au groupe marseillais. Jean Savon-Peirron reste sourd aux pressions et menaces. De retour à Marseille, il est convoqué par le commandant de la Gestapo marseillaise, Mülher, à son siège, situé au 425 de la rue Paradis. Nouveau refus. Jean Savon-Peirron, Marcel Samat et Maurice Delanglade sont arrêtés le 16 août 1943. Au bout de cinq mois d'incarcération, ils signent le 24 décembre 1943 le mémoire préparé par Lejeune et sont libérés. Mais Savon-Peirron en appelle à Laval qui obtient pour lui une co-gérance avec Gaillard-Bourrageas. Dans la convention patronnée par Laval, Lejeune est écarté du Petit Marseillais mais conserve Le Petit Var. Jean Savon-Peirron, Marcel Samat et Maurice Delanglade témoignent lors du procès. Il était difficile à Albert Lejeune de nier sa collaboration étroite avec les autorités allemandes dans cette affaire et de la justifier par le seul désir passionné de récupérer Le Petit Var.

Le 22 octobre 1944, Albert Lejeune est condamné à mort (Voir La Marseillaise du 22 octobre 1944 en album lié). Il devait être fusillé le 28 décembre. Juste avant la levée d'écrou qui précède l'exécution, Albert Lejeune affirme avoir des révélations à faire (Voir La France de Marseille et du Sud-Est du 29 décembre 1944 en album lié). Sa déposition est fort longue mais ne modifie pas le fond du dossier, et Albert Lejeune est fusillé à Marseille le 3 janvier 1945. L'expert-comptable - qui avait connu, grâce à Albert Lejeune une promotion notable en devenant conseiller technique au Petit Nice, considéré comme un comparse sans envergure - est condamné à dix ans de travaux forcés. Le verdict prévoit aussi la confiscation des biens des condamnés.

Il reste une interrogation sur le rôle réel d'Albert Lejeune. Réalisait-il ses opérations sur ses fonds propres ou était-il le mandataire de personnes qui préféraient ne pas se compromettre avec l'occupant ? La Marseillaise du 21 octobre suggère dans un sous-titre que les prévenus ne devraient pas être les seuls sur le banc des accusés : « Se décidera-t-on à juger ceux qui ont empoché les gros bénéfices de la trahison des journaux au service de l'ennemi ? » Raymond Patenôtre, mis en cause par Albert Lejeune lors de sa déposition du 28 décembre, est entendu en décembre 1944 par un juge d'instruction, sans que cela ne débouche sur une quelconque inculpation.


Auteur : Sylvie Orsoni

Sources :

Pierre-Marie Dioudonnat, L'argent nazi à la conquête de la presse française, Paris, éditions Jean Picollec, 1981.

Jean-Marie Guillon, La Résistance dans le Var, essai d'histoire politique, thèse de doctorat d'État, dir. Émile Témime, Université de Provence, Aix-en-Provence, 1989 , consultable sur www.var39-45.fr/theseJMG

Robert Mencherini, Les années de crise, 1939-1940. Midi Rouge, ombres et lumières, tome 1. Paris, Syllepse, 2004.

Robert Mencherini, Vichy en Provence. Midi Rouge, ombres et lumières, tome 2. Paris, Syllepse, 2009.

Robert Mencherini, Résistance et Occupation (1940-1944). Midi Rouge, ombres et lumières, tome 3. Paris, Syllepse, 2011.

Robert Mencherini, La Libération et les années tricolores (1944-1947). Midi Rouge, ombres et lumières, tome 4. Paris, Syllepse, 2014.