Le journal

S’opposer aux consignes données ne va pas de soi en zone occupée car cela suppose de courir de gros risques face aux Nazis qui ont entre les mains tous les leviers de commande et les moyens de répression. Cela exige de passer outre à la loi de Vichy, au gouvernement du Maréchal et de rompre avec la culture d’obéissance envers l’État. Ce qui permet à quelques-uns dont Christian Pineau de réagir plus vite ce sont les affinités politiques, professionnelles… Lui-même se sert de son appartenance syndicale pour tenter de “faire quelque chose”. Après la rédaction du Manifeste des Douze diffusé dans les deux zones, Pineau veut aller plus loin et se servir d’une couverture quasi légale pour rédiger un journal clandestin. Pour Christian Pineau, il faut exploiter les nombreux sujets de mécontentement dont il est témoin : démontrer que le potentiel industriel de la France est tombé aux mains de l’Occupant qui ne se gêne pas pour effectuer de lourdes ponctions de matières premières chères (cuir, laine, charbon…), insister sur le million et demi d’hommes prisonniers en Allemagne. Il faut aussi ouvrir les yeux sur les premières mesures discriminatoires envers les Juifs, sur la manière dont tous les habitants doivent se plier au bon vouloir des Allemands, en un mot, réanimer le souffle patriotique en veilleuse. Enfin le nazisme, la façon dont le maréchal Pétain s’est rangé du côté des vainqueurs et la collaboration doivent être dénoncés sans équivoque.

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Biographie(s)

Un journal artisanal (décembre 1940 - juillet 1941) haut ▲

Sur une petite machine portative cachée dans sa cave, Christian Pineau tape un certain nombre d’articles sur des sujets d’actualité, se sert de renseignements fournis par la radio anglaise, y ajoutant des commentaires personnels ainsi qu’un éditorial.

La feuille clandestine sort le 1er décembre 1940, tapée recto-verso, tirée en sept exemplaires. Les premiers numéros du journal sont envoyés à des amis de Christian Pineau. Parmi les sept exemplaires du premier numéro, l’un est conservé par l’auteur et les autres sont distribués. Christian Pineau raconte dans La simple vérité : « Un de ceux-ci est caché dans ma cave au fond d’une bouteille, ce qui constitue une imprudence ; mais une sorte de vanité un peu puérile me pousse à garder pour l’avenir un témoignage des risques que nous courons. Les six autres exemplaires sont envoyés par la poste à l’adresse de camarades qui possèdent des ronéos ».

Si estimer le nombre de lecteurs s’avère difficile, en revanche, on relève à plusieurs reprises des conseils pour étendre la diffusion. Dès le numéro 8 du 19 janvier 1941, on peut lire en page 4 : « Ne vous contentez pas de lire ce journal, mais faites-le circuler, recopiez-le, faites circuler les copies parmi vos amis, recommandez-leur de faire de même ». Fin 1941, la propagande reste la tâche première des adhérents au mouvement, qui sont invités à distribuer le journal à des personnes de confiance et à constituer des chaînes. Après l’avoir recopié en six ou sept exemplaires en utilisant une machine à écrire soit eux-mêmes, soit en demandant ce service à un ami sûr, le journal continue à paraître envers et contre tout. Rien n’est laissé au hasard pour éviter que l’on reconnaisse trop vite les caractères de la machine. Il est conseillé de détruire l’exemplaire reçu et d’en taper un autre. En mai 1942, le rédacteur n’hésite pas à écrire qu’il faut reproduire le journal par tous les moyens, allant jusqu’à proclamer : « Notre tirage est fonction de votre courage ».

Yvonne Tillaut-Houben, employée à la Caisse d’Assurances Sociales de la CGT, se montre une collaboratrice précieuse car elle utilise la ronéo de son lieu de travail. Cela permet d’augmenter assez vite le tirage. Les 61 premiers numéros de Libération-Nord sont entièrement rédigés par Christian Pineau qui signe François Berteval ou Capitaine Brécourt. Tout en étant l’œuvre d’un seul homme, le journal Libération-Nord permet de nouer des contacts autour desquels se crée un mouvement qui prend son nom. Outre les “Douze”, les premiers diffuseurs et militants se recrutent parmi les syndicalistes de province, puis auprès de personnalités qui jouent un rôle important par la suite, tels René Parodi ou le philosophe Jean Cavaillès.

La professionnalisation août 1941 - décembre 1941 haut ▲

Grâce à Christian Pineau et à Yvonne Tillaut-Houben, le journal paraît régulièrement tous les lundis, ce qui permet d’établir des contacts en zone occupée. Le recopiage fonctionne à plein. Charles Laurent, secrétaire général de la Fédération des fonctionnaires, réussit à trouver une nouvelle ronéo au sein de la Fédération qui permet de tirer le journal à une centaine d’exemplaires en 1941. C’est le seul des organes de résistance à paraître chaque semaine sans interruption et à compter à ce titre 190 numéros. A partir du printemps 1942, c’est Jean Texcier et Jean Cavaillès qui assurent la relève, puis, après l’arrestation de ce dernier, Jean Texcier en devient le rédacteur en chef. Quant à la distribution de l’hebdomadaire, elle est assurée par les responsables départementaux grâce à son implantation dans l’action syndicale, les administrations, la SNCF, les PTT, l’EDF, les organismes de Sécurité sociale et la police. Entre temps, par l’intermédiaire d’un ami, Pineau a trouvé une situation au ministère du Ravitaillement, où il est chargé de créer un bureau des Statistiques. En tant que chef de bureau, il obtient un ausweiss (laissez-passer) pour son travail, ce qui facilite ses voyages quasi hebdomadaires en zone non-occupée. Pour Libération-Nord, cela permet l’établissement de liens avec les mouvements de zone Sud. Sont approchés tour à tour Emmanuel d’Astier, chef de Libération-Sud et Jean Cavaillès, co-fondateur du mouvement, qui rejoint Paris où il est nommé professeur à la Sorbonne et devient une recrue de choix. Quant à Henry Frenay, chef de Combat, lui aussi contacté, il ne condamne la politique du Maréchal que début 1942. L’attitude de Libération-Nord se situe à l’opposé. Dans le journal, il est très vite question “d’opérette vichyssoise” (n°17, 23 mars 1941) ; on n’hésite pas à critiquer la politique intérieure du gouvernement de Vichy que Pineau condamne en des termes sévères, écrivant “Vichy, c’est l’Allemagne” (n°24, 18 mai 1941, n °33, 20 juillet 1941). La parution régulière du journal clandestin structure le mouvement et en favorise le développement par le recrutement de militants.

Janvier 1942 - décembre 1942 haut ▲

L'année 1942 marque un tournant pour le journal Libération : en février a lieu le premier voyage de Christian Pineau à Londres.

Pineau étant absent pendant plusieurs semaines, la rédaction ainsi que la fabrication matérielle du journal sont confiées à Jean Cavaillès. Pendant les premiers mois de l'année, Libération est ronéotypé à la Foire de Paris, où Auguste Bostsarron, un proche, est chef de propagande. Ce dernier, aidé de sa secrétaire, Mme Durantin, prend en charge la ronéotypie et la mise sous enveloppes du journal, tandis que Jean Ogliastro, alias "Servien", est chargé de sa diffusion à partir d'une liste d'expéditeurs fournie par Cavaillès. A ce stade, l'organisation fonctionne donc grâce à cinq personnes et lorsque l'une d'entre elles fait défaut, toute l'organisation s'en trouve déséquilibrée. On suppose que le nombre d'exemplaires alors en circulation demeure modeste.

Mais le printemps 1942 est propice au rapprochement avec la famille d'imprimeurs Norgeu, et notamment de Marthe.

Madame Durantin, jusqu'alors alliée d'Auguste Bostsarron, part s'établir à Lyon pour raisons de santé. Une fois rétablie, elle préfère rester à l'Effort de Lyon. Bostsarron s'adresse alors à l'un de ses collègues de la Foire de Paris avant de s'ouvrir de ses difficultés à Marthe Norgeu, imprimeur. Il lui faut en effet acquérir un duplicateur, qu'il ne peut obtenir qu'en donnant son nom à elle.

Marthe Norgeu prend alors le relais et imprime, seule sur ses presses, son premier numéro de Libération, le dernier dimanche de juillet 1942, qu'elle tirera à 350 exemplaires.

Source(s) :

D'après Alya Aglan, le Mouvement Libération-Nord (1940-1947). Un engagement politique dans la Résistance, thèse de doctorat sous la direction de M. le Professeur Jean-Pierre Azéma, IEP de Paris, 1998.

Janvier 1943 - décembre 1943 haut ▲

Début 1943, l'organisation de l'équipe de confection du journal reste précaire et les difficultés s'amoncellent. La pénurie de papier, le manque de moyens et de bons matières s'ajoutent à la lourde besogne que représente la publication hebdomadaire de Libération. Jean Cavaillès semble bien lointain et préoccupé par un autre type d'activité... jusqu'à son départ pour Londres, vers mars.

Jean Texcier, doté d'un goût vif pour l'écriture et qui avait déjà rédigé quelques articles, lui succède. Il va imprimer une phase d'expansion au journal. Le jeune normalien Pierre Fortassier est recruté comme agent de liaison et chargé par Jean Texcier de la diffusion du journal. Le nombre d'exemplaires tirés atteint 4 000 duplicatas et la rue du Moulin-Joli se mue en véritable plaque tournante pour la fabrication et l'expédition du journal. Les journaux emballés quittent la rue du Moulin-Joli par paquets de 7 à 8 kilos. Ils voyagent ensuite par chemin de fer.

Le mouvement s'amplifie et Jean Texcier, afin d'accroître les tirages, cherche à faire imprimer le journal, jusqu'alors ronéotypé. Il entre en contact avec un linotypiste alsacien, Schulé, qui fabrique des plombs, rue de Bondy. Schulé assure, à compter du numéro 145 daté du 7 septembre 1943, la composition du journal, tandis que les tirages sont effectués chez Racine, rue de Romainville. Pierre Fortassier se charge du transport des plombs, pesant chacun près de 35 kilogrammes, à bicyclette, entre la rue de Bondy et la rue de Romainville. Le tirage s'élève alors bientôt à quelques dizaines de milliers d'exemplaires.

 

 

 

 

Source(s) :

D'après Alya Aglan, le Mouvement Libération-Nord (1940-1947). Un engagement politique dans la Résistance, thèse de doctorat sous la direction de M. le Professeur Jean-Pierre Azéma, IEP de Paris, 1998.

Janvier 1944 - août 1944 haut ▲

L'organisation, bien huilée, fonctionne sans perturbations majeures jusqu'à la fin du mois d'avril 1944, lorsqu'une souricière est tendue par la Milice. Prévenu, l'imprimeur Racine parvient à prendre la fuite. Le chauffeur de la camionnette transportant les colis de journaux, déclarant ignorer le contenu des paquets, réussit à se faire relâcher, tandis qu'un membre de Libération-Nord est arrêté. C'est alors qu'entre le 21 avril et le 20 mai 1944 cesse de paraître Libération. Pierre Fortassier pavient de nouveau à ronéotyper le journal sur deux pages, à l'aide du duplicateur de la maison Norgeu.

Les deux derniers numéros sont imprimés grâce au concours d'autres résistants sur les presses de l'Auto, 10 rue du Faubourg-Montmartre.

Source(s) :

D'après Alya Aglan, le Mouvement Libération-Nord (1940-1947). Un engagement politique dans la Résistance, thèse de doctorat sous la direction de M. le Professeur Jean-Pierre Azéma, IEP de Paris, 1998.