Article de presse intitulé "Casse-cou", La Marseillaise, 3 septembre 1944

Légende :

Article de presse intitulé "Casse-cou", extrait du journal La Marseillaise, 3 septembre 1944

Genre : Image

Type : Article de presse

Source : © AD des Bouches-du-Rhône - 419 PHI 1 Droits réservés

Détails techniques :

Document imprimé sur papier journal.

Date document : 3 septembre 1944

Lieu : France - Provence-Alpes-Côte-d'Azur - Bouches-du-Rhône - Marseille

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Analyse média

L'article paraît en page 2 du journal La Marseillaise dans la rubrique « la vie à Marseille » et prend nettement position sur des faits qui se sont déroulés à Endoume le vendredi 1er septembre 1944 : des jeunes gens ont obligé une femme du quartier - soupçonnée d'avoir eu des relations sexuelles avec des Allemands et d'avoir dénoncé des résistants - à parcourir nue les rues d'Endoume. Un rapport des renseignements généraux en date du 2 septembre précise que les jeunes gens, âgés de 18 à 20 ans, avaient auparavant rasé la tête de la femme et marqué son corps de croix gammées, ce que ne retient pas le journaliste. C'est la nudité qui est considérée comme l'acte dégradant commis par les jeunes gens.

Dans le premier paragraphe, le journaliste exonère les habitants du quartier de toute participation à l'exhibition, alors que la note des renseignements généraux ne signalait la réprobation que d'une partie de la population.
Dans le deuxième paragraphe, le journaliste insiste sur le petit nombre de jeunes gens qui ont participé à cette action : ils ne représentent ni la jeunesse, ni la population, ni la Résistance. Les actes reprochés à la femme sont de deux ordres : des relations sexuelles avec les Allemands et la dénonciation de patriotes réfractaires. L'article établit une hiérarchie entre une conduite sexuelle qui n'engageait que la femme, et éventuellement son mari, et la dénonciation de réfractaires au STO qui mettait en danger les personnes dénoncées. Le journaliste insiste sur le trouble que l'exhibition de cette femme a causé dans le quartier, en particulier auprès « d'enfants innocents qui jouaient devant leurs portes ». Les opérations militaires prennent fin le 29 août avec la reddition des dernières garnisons allemandes, mais le quartier d'Endoume semble déjà être revenu à une vie paisible et les enfants aux jeux de leur âge. Encore une fois, la nudité semble être le facteur traumatisant et choquant, alors que le rapport des renseignement généraux précisait que la femme était traînée et frappée à coups de pieds et de poings par ses tortionnaires.

Dans le troisième paragraphe, le journaliste précise que la femme est mère d'un petit garçon et femme d'un prisonnier en Allemagne. L'action punitive concerne donc une famille toute entière, déjà frappée par la détention du mari.

Le journaliste réclame un châtiment mais à l'issue d'un procès, et donc une condamnation s'il y a lieu, dans les formes légales.

L'article se conclut par la comparaison entre l'action incontrôlée des jeunes gens d'Endoume et le comportement des SA et des SS. Il est atypique dans la presse de l'époque, qui s'élevait rarement contre les tontes et les violences faites aux femmes soupçonnées de collaboration.


Sylvie Orsoni

Contexte historique

Le gouvernement de Vichy promulgue le 23 décembre 1942 une loi « tendant à protéger la dignité du foyer loin duquel l'époux est retenu en raison des circonstances de guerre ». Cette loi punit spécifiquement l'adultère d'une épouse de prisonnier. La surveillance des femmes de prisonniers devient un devoir de la société toute entière, et les trois quarts des affaires arrivant devant les tribunaux sont le résultat de dénonciations. Par ailleurs, la propagande de Vichy établit une infériorité de nature de la femme, dont les défaillances sont toujours considérées comme plus préjudiciables pour ses enfants et la société que celles des hommes. Les violences faites aux femmes à la Libération s'inscrivent aussi dans ce contexte.

Les événements d'Endoume surviennent dans un temps chaotique où les autorités désignées par le gouvernement provisoire et les responsables de la Résistance essaient de rétablir la légalité républicaine et d'endiguer les violences extra-judiciaires. Les rapports des renseignements généraux font état des inquiétudes de la population, qui craint les violences de groupes incontrôlés se réclamant de la Résistance pour commettre des exactions. Des faits analogues sont signalés dans d'autres quartiers de Marseille et du département.

L'Assemblée consultative provisoire avait défini le cadre juridique et juridictionnel de l'épuration à mettre en œuvre au fur et à mesure de la libération du territoire métropolitain. L'ordonnance du 26 août 1944 crée le crime « d'indignité nationale », puni par la dégradation nationale, ainsi que des juridictions d'exception : Haute Cour de justice au niveau national, cours de justice au niveau départemental. L'ordonnance complémentaire du 26 décembre 1944 institue les chambres civiques pour examiner les cas des personnes susceptibles d'encourir une condamnation pour indignité nationale. L'ordonnance du 26 décembre ne retient pas les relations sexuelles avec l'occupant parmi les conduites susceptibles d'entraîner une condamnation pour indignité nationale.  À aucun moment, le marquage physique des personnes condamnées n'est envisagé. Cependant, dans les premiers jours de la libération des villes et villages, une violence spécifique touche des femmes supposées avoir collaboré avec les Allemands ou/et dénoncé des résistants. C'est ce que le philosophe Alain Brossat a appelé le « carnaval moche » qui suit un rituel pratiquement identique : les femmes sont rasées, marquées de croix gammées et promenées parfois nues dans les rues en présence d'une foule nombreuse. La mémoire collective attribue ces actes aux « résistants de la vingt-cinquième heure ». Elle établit une distinction entre les résistants qui ont lutté au péril de leur vie et des hommes qui croient  ainsi faire acte de patriotisme et faire oublier une attitude souvent attentiste pendant l'Occupation. L'historien Fabrice Virgili a montré que la réalité était plus complexe. Des femmes ont été tondues et exhibées par des FFI dans les premières heures qui suivent la libération de localités, elles l'ont été dans le huis clos des casernes après leur arrestation et avant leur jugement. Le fait déclencheur des tontes n'est pas forcément la « collaboration horizontale » ou la dénonciation de résistants, mais la proximité professionnelle avec l'occupant. Les femmes qui passent en jugement doivent répondre de leur vie sexuelle antérieure à la guerre. Toute liberté prise avec la morale traditionnelle induit une culpabilité ultérieure. Il y a donc un lien direct entre les tontes et la reprise en main symbolique des femmes à la Libération.


Auteur : Sylvie Orsoni

Sources :

Robert Mencherini, La Libération et les années tricolores (1944-47). Midi rouge, ombres et lumières, tome 4. Paris, Syllepse, 2014.

Sylvie Orsoni, La Libération du côté des femmes, Dossier pédagogique n° 8, Archives départementales des Bouches-du-Rhône.

Rita Thalmann (sous la direction de), Femmes et fascismes, Paris, éditions Tierce, 1986.

Françoise Thébaud (sous la direction de), Histoire des femmes en Occident, le XXe siècle,  tome V, Paris, Plon, 1992.

Fabrice Virgili, La France « virile », Des femmes tondues à la Libération, Paris, Payot, 2000.