Article de presse intitulé "Madame, voterez-vous ?", 2 décembre 1944

Légende :

Article de presse intitulé "Madame, voterez-vous ?", paru en page 1 du quotidien de sensibilité socialiste, Le Provençal, édition du 2 décembre 1944

Genre : Image

Type : Article de presse

Source : © AD des Bouches-du-Rhône PHI 420-1 Droits réservés

Détails techniques :

Document imprimé sur papier journal comportant la reproduction de photographies analogiques argentiques.

Date document : 2 décembre 1944

Lieu : France - Provence-Alpes-Côte-d'Azur - Bouches-du-Rhône - Marseille

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Analyse média

Le quotidien, proche du courant socialiste et du MLN, essaie de mesurer - dans un long article publié en première et deuxième pages - si les Marseillaises entendent exercer leur nouveau droit : voter aux prochaines élections encore à venir, à la date de parution du journal, puisqu'elles se tiendront en février 1945. Pour cela, la journaliste Madeleine Polgy présente une typologie de femmes censée représenter tout l'éventail des conditions sociales et familiales.

Le chapeau de l'article rappelle que le droit de vote n'a été accordé aux femmes qu'après des luttes longues et douloureuses, et que l'égalité civique est encore refusée aux femmes, en particulier dans les pays de droit romain. En effet, à la date de l'article, les Italiennes et les Espagnoles par exemple, en sont toujours privées. Lorsque Madeleine Polgy veut montrer les bienfaits du vote féminin, elle se livre à une analyse sexuée, puisque ce serait sous l'influence des électrices que des lois protégeant les vieillards, les enfants, les malades auraient été adoptées. Les électrices resteraient fidèles à la mission que la société attribue aux femmes : protéger les plus faibles en s'oubliant elles-mêmes, puisque l'article ne cite pas les femmes dans les bénéficiaires du vote féminin. Les femmes seraient également les garantes de la paix. L'image de la femme qui donne la vie, mais ne saurait la prendre, est un autre stéréotype que la presse sans distinction de couleur politique reprend abondamment.

Madeleine Polgy semble dans le premier paragraphe s'enfermer dans une contradiction : les femmes ont obtenu le droit de vote « sans bruit et sans tapage », ce qui est méconnaître l'âpreté des débats chaque fois qu'une assemblée, et en particulier l'Assemblée consultative d'Alger, discutait du droit de vote féminin, et en même temps c'est le résultat des luttes des féministes françaises depuis le XIXe siècle. Avec réalisme, Madeleine Polgy rappelle que le suffragisme fut le fait d'une minorité souvent bourgeoise. Elle cite trois figures emblématiques du féminisme français qui ont lutté pour l'égalité politique entre hommes et femmes, Séverine (1885-1929), écrivaine, journaliste, féministe pacifiste et libertaire, a été la première femme à diriger un grand quotidien, Le cri du peuple, avec Jules Vallès, puis seule après la mort de ce dernier. Maria Vérone (1874-1938), fille de l'un des fondateurs de La Libre Pensée, a été introduite très jeune par son père dans les milieux politiques parisiens. Secrétaire de rédaction du journal féministe La Fronde, elle devient avocate en 1908, et entre avec son second mari, Georges Lhermitte, à la Ligue française pour le Droit des Femmes qu'elle préside de 1919 à 1938. Elle mène de front une carrière d'avocate, de journaliste et de conférencière socialiste, tout en luttant pour que les femmes obtiennent l'égalité politique. Elle n'hésite pas à organiser et participer à des manifestations interdites, en particulier devant le Sénat, ce qui lui vaut d'être arrêtée en novembre 1928. Cécile Brunschvicq (1877-1946) est issue d'une famille bourgeoise ; elle épouse le philosophe Léon Brunschvicq, vice-président de la Ligue des électeurs pour le suffrage féminin. Directrice de l'hebdomadaire féministe La Française, elle participe en 1917 à la création de l'Ecole des surintendantes d'usines, qui veut former des travailleuses sociales et rompre avec les bonnes œuvres des dames de la bourgeoisie. Elle préside à partir de 1924 l'Union française du suffrage des femmes. Cécile Brunschwicq admire le courage des suffragettes qui ne reculent pas devant les actions violentes, mais préfère jouer le jeu du légalisme et pratiquer une stratégie d'influence, ce qui l'amène à adhérer au Parti radical et radical-socialiste en 1924, lorsque celui-ci s'ouvre aux femmes. En 1936, Cécile Brunschvicq devient sous-secrétaire d'État à l'Education nationale dans le gouvernement de Léon Blum. Cécile Brunschvicq incarne tout ce que le régime de Vichy rejette : juive, féministe, laïque et de gauche, elle doit se cacher pendant la guerre. À la Libération, elle transforme l'Union française pour le suffrage féminin en Union française des électrices, mais ce mouvement décline très rapidement après son décès, qui survient en 1946. Ces trois femmes, très connues dans les milieux politiques et journalistiques, incarnent un féminisme modéré, très centré sur le suffragisme. La contradiction du discours n'est qu'apparente : les femmes françaises ont obtenu le droit de vote sans avoir franchi les bornes de la décence.

Après ce rappel historique, Madeleine Polgy donne la parole à des Marseillaises censées représenter toutes les classes de la société, de la bourgeoise à l'ouvrière, en passant par la paysanne ou l'employée et tous les statuts personnels, de la femme seule à la mère de quatre enfants, sans oublier la femme de prisonnier qui rappelle qu'à l'hiver 1944, la guerre se poursuit.

Á travers les interventions, parfois à la limite de la caricature, des orientations se dessinent. Une majorité est bien décidée à voter, mais trois femmes expriment nettement leur hostilité à la nouvelle mesure qu'elles assimilent à une corvée supplémentaire. En obtenant un droit réservé jusqu'à présent aux hommes, elles ont le sentiment que le partage des tâches masculines et féminines leur sera encore plus défavorable : « Et alors qui fera la vaisselle ? répond à ma question la vendeuse du kiosque voisin. Les fleurs, la maison, les gosses, vous croyez que c'est pas assez ? » Les « ménagères » interrogées - terme employé à l'époque pour désigner les épouses et mères de famille des classes moyennes et populaires - sont peu enthousiasmées par le droit de vote. La question de la journaliste interrompt les conversations et suscite une réaction virulente d'une femme décrite par la journaliste comme « une grosse mère ». Les femmes présentes semblent ne pas voir au-delà des tâches domestiques, à la fois corvées et honneur de la bonne maîtresse de maison. Elles ne reculent pas devant des propos misogynes à l'encontre de celles qui en rejettent les contraintes. Peu politisées, elles désignent tous les responsables politiques par un terme aussi vague que masculin : « Ils feraient mieux d'obliger les « feignantes » à raccommoder les chaussettes ». On perçoit une rancœur à l'égard d'une élite qui prend des décisions sans connaître les réalités de la vie quotidienne. Les jeunes femmes ne sont pas les plus ouvertes à ce nouveau droit : indifférence ou inquiétude, comme l'exprime la jeune fleuriste du Cours-Saint-Louis : « Les hommes, vous savez, ils n'aiment guère qu'on fasse comme eux ! Ils nous feront peut-être des misères ». Encore une fois, on sent la crainte devant ce qui semble brouiller les rôles masculins et féminins. Toutes les autres femmes sont décidées à exercer leur droit de vote, et de le faire sans se laisser influencer. La postière, âgée de quarante ans, considère que sa tranche d'âge sera la plus motivée. Elle en discute avec ses collègues, sans que l'on puisse savoir si son groupe est mixte ou uniquement féminin. La paysanne espère une prise en compte des intérêts du monde rural. Elle a l'habitude de discuter politique avec son mari et son fils. Elle pourra peser sur les choix du pays de façon autonome. Même intérêt pour la politique dans la famille « bourgeoise ». Il est vrai qu'avec un époux militaire et un fils FFI, il était difficile pour la personne interrogée de vivre en dehors du tumulte de l'époque. La mère de famille nombreuse est aussi très attachée au droit de vote. Elle porte un jugement sévère sur les hommes, qui ont eu jusqu'à présent l'exclusivité des droits politiques. Les femmes ne sauraient voter sous influence, ce serait la négation de leur droit. L'allusion au vote des morts renvoie-t-elle à la proposition de Maurice Barrès de faire voter les veuves et mères de soldats tués après la Première Guerre mondiale ? ou à des pratiques électorales frauduleuses ? La femme du prisonnier a le sentiment de devoir maintenant tenir un rôle jusque-là réservé aux hommes : s'informer des programmes et voter. « Je vais me mettre au courant, car mon mari est prisonnier en Allemagne. Si nous n'avons pas le bonheur d'être réunis avant le jour du vote, j'aurais le sentiment de le remplacer. »

Deux interventions montrent un engagement politique précis. La représentante de commerce, qui vit seule, tient un discours clairement féministe et entend utiliser son bulletin de vote en faveur de candidates féministes. Il n'est pas sûr qu'elle ait trouvé satisfaction dans les listes présentées par les partis politiques. Enfin, une jeune ouvrière expose une vision très clivée de la société : les femmes contre les hommes, les riches contre les prolétaires. Elle revendique sans état d'âme l'égalité avec les hommes, et entend émettre un vote de classe pour défendre les intérêts des ouvriers. Elle ne désespère pas de sortir de leur indifférence ses collègues. L'article se termine sur cette vision optimiste qui a les faveurs de la journaliste.


Sylvie Orsoni

Contexte historique

Dans ses Mémoires de guerre, le général de Gaulle consacre deux phrases à ce qui a constitué l'élément le plus novateur de l'ordonnance du 21 avril 1944 : « En outre, les droits de vote et d'éligibilité étaient attribués aux femmes. L'ordonnance du 21 avril 1944 réalisait cette vaste réforme mettant un terme à des controverses qui duraient depuis cinquante ans. ».

En 1901, puis en 1911, René Viviani et Ferdinand Buisson déposaient à la Chambre des députés des propositions de loi accordant partiellement ou totalement le droit de vote aux femmes.

Le 8 mai 1919, un débat a lieu à la Chambre des députés sur l'octroi du droit de vote aux femmes, soutenu avec enthousiasme par Aristide Briand. Une très large majorité, 344 voix contre 97, accorde aux femmes  l'intégralité des droits politiques.

Le Sénat, après trois ans d'atermoiements qui lui ont permis de produire un florilège d'arguments misogynes, repousse le texte par 156 voix contre 134. La Chambre, en 1925, 1932 et 1935, renouvelle son vote. Le Sénat réussit à enterrer le projet jusqu'à la guerre. 
Le débat rebondit à Alger au sein de l'Assemblée consultative provisoire. Dix débats sur les 27 qui eurent lieu entre le 23 décembre 1943 et le 24 mars 1944 sont consacrés partiellement ou entièrement au vote des femmes. Les radicaux, en la personne de Paul Giacobbi, président de la commission de Réforme de l'Etat, essaient d'enterrer à nouveau la réforme, mais paraissent incarner des combats d'arrière-garde et sont mis en échec par la force de conviction de Louis Vallon et de Ferdinand Grenier. L'amendement proposé par ce dernier est adopté par 51 voix contre 16, et devient l'article 17 de l'ordonnance du 21 avril 1944 : « Les femmes sont électrices et éligibles au même titre que les hommes. »

Le Gouvernement Provisoire de la République Française faisait de la tenue d'élections au suffrage universel la manifestation de la démocratie retrouvée. Il fallait ainsi établir de nouvelles listes électorales qui tenaient compte des mouvements de population, du retrait des droits civiques aux personnes susceptibles d'être frappées de dégradation nationale, et de l'inscription des nouvelles électrices. La révision des listes électorales commence à partir du 6 décembre 1944. Elle devait se clore le 31 décembre, mais devant les difficultés matérielles, elle est prolongée jusqu'au 20 janvier 1945. Les formalités sont réduites au minimum : production d'une pièce d'identité (livret de famille ou carte d'identité) et d'une attestation de domicile. Les femmes furent invitées par voie de presse et d'affiche à s'inscrire.
La presse, comme les partis politiques et les Renseignements Généraux, s'interrogent sur la motivation des nouvelles électrices.

Le Provençal publie ce reportage début décembre 1944, au moment où les nouveaux électeurs et électrices doivent s'inscrire sur les listes électorales. Mais l'hiver 1944-1945 est surtout marqué pour la population par les restrictions, en particulier alimentaires. Dès sa prise de fonction, le commissaire régional de la République Raymond Aubrac est conscient de la situation particulièrement difficile des centres urbains, et en particulier de Marseille. Les mesures prises pour réprimer le marché noir et rationaliser la distribution n'endiguent pas le mécontentement croissant de la population. Paul Ramadier, ministre du Ravitaillement, se rend le 1er janvier 1945 à Marseille ; il rencontre à la préfecture les autorités régionales et locales, ainsi que « le président du syndicat des Ménagères », sans pouvoir répondre aux attentes de la population, ce qui lui vaut le surnom de « Ramasse-miettes ». Raymond Aubrac note, dans un rapport de la mi-janvier 1945, que le ravitaillement de 1944 est inférieur à celui de 1943. Dans ce contexte, beaucoup de femmes se préoccupent en priorité de nourrir leur famille.


Auteur : Sylvie Orsoni

Sources :

Maurice Agulhon, André Nouschi, Ralph Schor, La France de 1940 à nos jours, Paris, Nathan Université, 1995.

Maïté Albistur, Daniel Armogathe, Histoire du féminisme français, Tome 2, Paris, Des Femmes, 1977.

Christine Bard, Les femmes dans la société française au 20e siècle, Paris, Armand Colin, 2001.

Isabelle Debillly, Claude Martinaud, Madeleine Roux, Aux urnes citoyennes, Marseille CRDP, 1995.

Renée Dray-Bensousan, Hélène Echinard, Catherine Marand-Fouquet, Eliane Richard, Dictionnaire des Marseillaises, Marseille, Gaussen/Association les Femmes et la Ville, 2012.

Hélène Echinard, Marseillaises, le vote libérateur, plaquette PAE, Lycée Saint-Charles, 1995.

Jean-Marie Guillon, Philippe Buton, Les pouvoirs en France à la Libération, Paris, Belin, 1994.

Yvonne Knibiehler, Catherine Marand-Fouquet, Régine Goutalier, Eliane Richard Eliane (sous la direction de), Marseillaises - Les femmes et la ville, Paris, Côté Femmes, 1993.

Robert Mencherini, La Libération, et les années tricolores (1944-1947), Midi rouge, ombres et lumières, tome 4, Paris, Syllepse, 2014.

Sylvie Orsoni, La Libération du côté des femmes, Dossier pédagogique n° 8, Archives départementales des Bouches-du-Rhône.

Claude Pennetier (sous la direction de), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, mouvement social, période 1940 - 1968. De la Seconde Guerre mondiale à mai 1968, Paris, les éditions de l'Atelier, 2006-2016 ; et le site Internet Maitron en ligne.