L’instruction militaire au sein des maquis de Vabre

Légende :

Ce rapport expédié le 25 Juin 1944, mais semble-t-il daté du 19, relatif à "l'auberge" - nom de code donné au maquis juif de La Roque dirigé par Roger Cahen - donne un aperçu de la situation militaire des jeunes Juifs de la Compagnie Marc Haguenau. 
Le rapport complet - ou du moins ce qu'il en reste - est présenté dans l'album joint à cette notice.

Genre : Image

Type : Rapport

Source : © Mémorial de la Shoah, CDLXIX_39 Droits réservés

Détails techniques :

Rapport manuscrit

Date document : Juin 1944

Lieu : France - Occitanie (Midi-Pyrénées) - Tarn - Vabre

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Analyse média

Ce rapport expédié le 25 Juin 1944, mais semble-t-il daté du 19, relatif à "l'auberge" - nom de code donné au maquis juif de La Roque dirigé par Roger Cahen - donne un aperçu de la situation militaire des jeunes Juifs de la Compagnie Marc Haguenau. Il a été rédigé par un membre de l'Armée juive (AJ) venu incognito (il annonce être "chez Armand", Armand Jules étant le nom de code donné à l’Armée juive) dont la mission est de référer des agissements des Eclaireurs israélites (EI) auprès de sa direction.

Ce document permet de souligner qu’il y a des contacts entre les EI et l’AJ même si la spécificité de chaque mouvement reste marquée, car l’AJ présente une dimension sioniste plus nette. Cela semble aussi corroborer le témoignage de Léon Nisand qui affirme avoir reçu le serment de fidélité à l’AJ prononcé par Robert Gamzon au maquis de Vabre.

Les premières lignes font un état des lieux géographiques qui rappelle une analyse militaire : localisation du maquis (désigné par le nom de code "auberge") : "Point défendable. Poste de garde surveillant toutes les routes". On y apprend que ce maquis, “composé d’une douzaine de garçons d’une vingtaine d’années” semble bien armé (en effet, il fait partie désormais de l'AS, ou plus exactement du CFL10 et donc bénéficie des parachutages de Londres, sur le terrain "Virgule").

La première partie du rapport souligne que les mentalités ne sont pas très favorables au sionisme. Le rapporteur évoque même un sentiment "anti-AJ" et c’est noté ainsi dans le document. Il mentionne la présence d’un seul sioniste : "Gros Jaques", mais nous ne savons pas de qui il s’agit. L’absence de contacts sionistes dans ce maquis semble l’inquiéter. Elle s’explique car il y avait là surtout des juifs français plutôt attachés à la France.

Il passe ensuite en revue l’armement disponible : "une douzaine de revolvers à barillets", mais peu de munitions pour cette arme. Des mitraillettes en nombre suffisant et avec assez de munitions, "des grenades défensives à cuillère" une dizaine, et un "FM qui a servi à l’instruction pour tout le secteur AS en mauvais état mais réparable".

Le rapport signale que la Malquière est déjà trop connue voire "grillée". C’est probablement une des raisons du déménagement de ce site.
Il continue en décrivant Lacado : ce maquis existe depuis quelques temps, explique-t-il au moment où il parle, et regroupe douze garçons et trois déserteurs d’une formation SS. "Ils ont atterri là car Roger [Roger Montpezat, commandant le corps franc de la Montagne noire] n’en veut pas" rajoute-t-il. Un de ces SS, Oscar, un Roumain, a été engagé de force. Dans le rapport, il est stipulé qu’il a assisté à "l’assassinat de nos frères de Treblinka, et a confirmé les atrocités racontées dans les rapports qui nous sont parvenus au sujet de ces massacres, sans les avoir lus." Précision à mettre en rapport avec la date : en juin 1944, les massacres et l’élimination systématique des juifs à l’Est sont donc bien connus, y compris le nom de ce centre de mise à mort, Treblinka.

Le rapporteur envisage ensuite la position compliquée voire périlleuse du site de Lacado : "sur une ligne de crête, à 10 minutes de marche du carrefour d’une route nationale très fréquentée donc danger". Mais ce danger est atténué car "Lacado n’est pas encore connu" ajoute le témoin.
Il insiste sur une étrange situation confirmant que l’on parlait yiddish au maquis: "les nôtres ne savent pas pour la plupart l’allemand mais le yiddish à Lacado, aussi parle-t-on en yiddish avec les SS" ! L’armement à Lacado se fait rare à ce moment-là : "trop peu de mitraillettes (quatre chargeurs par mitraillette), deux revolvers (9 mm à barillets) un fusil avec assez de munitions une grenade et c’est tout". En revanche, il valorise  "l’instruction très poussée sous la direction du chef Adrien (ancien adjoint de la Malquière) et avec les conseils très intéressants des trois SS". Il s’agit d’Adrien Gensburger.

Le troisième site correspond à la Delvèze : "Groupe d’instruction non armé composé de garçons qui vont partir dans quelques jours pour Jehouda Halevy". Cette mention reste un mystère : cela désigne-t-il, par nom de code, l’Espagne car le rabbin et poète Halevy est né à Tolède au Moyen Âge et il reste une référence incontournable du peuple juif ? Or on sait que régulièrement des Juifs franchissent la frontière des Pyrénées.

Le rapport s'interrompt après cette évocation des différents groupes. Il reprend ensuite en évoquant une arrivée plus importante des EIF :"les éclaireurs israélites commencent à arriver. Et Roger le 7 juin au soir fonde un nouveau groupe avec les nouveaux à la Farasse". Ce doit-être un groupe d’instruction et de formation, avec, aussi, un dépôt. "Le 8, je suis affecté à la Delvèze à un nouveau groupe de garçons, groupe sympathique, sioniste, mais formé d’éléments trop jeunes. Plusieurs partiront en Eretz". Mais le problème pour la Delvèze c’est son isolement : "il est à 20 km de la Malquière et des autres groupes et ne pourra pas être maintenu".

La constitution d’une compagnie juive se fait peu à peu, et au moment de ce texte, daté du 19 juin 1944, mais envoyé plus tard, elle n’est toujours pas actée comme le confirme le rapport : "Le 9, retour de Castor qui prend le commandement de tous les éclaireurs israélites et décide peu à peu de former si cela lui est accordé, une compagnie juive dont la liaison avec l’AS et l’AJ se ferait par lui". Finalement l’organisation progresse : "le secteur de Vabre avec de Rouville et le lieutenant Ducourt (?). Dunoyer de Segonzac chef d’Uriage est annoncé dans la région. Le commandement de la compagnie juive, nommée Marc Haguenau, en souvenir de l’adjoint tué par les boches est confié à Castor." La dénomination et la constitution de la Compagnie juive s'effectue donc entre le 9 juin et le 26 juin 1944.

Le rapport donne ensuite la description des sections : "la compagnie se compose de trois sections". La première section : "(anciennement la Malquiere maintenant réglée, la Farasse) commandée par le premier lieutenant Roger Cahen". La deuxième section (instruction) résidant à la Roque à 10 minutes de la Farasse, est placée sous le commandement du lieutenant Patrick (Gilbert Bloch) "ancien chef de Lautrec sortie de polytechnique ce qui ne l’empêche pas d’être bien bête et d’ennuyer fortement tout le monde". La "taupe" de l’AJ est très critique avec le jeune Gilbert qui pourtant semblait très apprécié quand il était au chantier rural de Lautrec ! Troisième section : Lacado, commandée par Adrien, Sergent-chef.

"La compagnie compte environ 50 hommes. Elle est considérée comme compagnie juive par le PC mais embrigadée régulièrement dans l’AS. Elle possède les meilleurs éléments, en général, pour une auberge. Elle est très appréciée en haut lieu". Le commentaire semble ici élogieux mais il dénonce une utilisation présentée comme excessive des effectifs de cette compagnie par l’AS.

Dans la suite de son rapport, le rédacteur évoque la possibilité d’un regroupement AJ sur les sites du maquis de Vabre : "Je me permets ici d’énoncer une impression personnelle : il faudrait recruter, noyauter à l’intérieur, lier les gens par le serment AJ et envoyer quelques chefs AJ Peut-être même pourrait-on grouper ici tout ce qui est AJ ? Le danger serait minime car ici ce n’est pas un plateau, mais une région très tourmentée et tel groupe, encerclé par malheur, (et cela serait aussi surprenant que possible), peut être à 3 km d’un groupe frère qu’il est impossible d’encercler par la même opération, même en disposant de tout un régiment. (Il faut voir cela avec des techniciens sur place…)". L’analyse est à nouveau assez militaire car elle porte sur le positionnement stratégique de Lacado (ligne de crête) mais paradoxalement la proximité d’un grand carrefour (évoquée plus haut) ne semble plus l’inquiéter.

L’instruction militaire est particulièrement pointue comme le précise le visiteur de ce maquis, et elle est organisée par un capitaine anglais, rattaché à l’état-major de De Gaulle à Londres, baptisé dans le rapport "le capitaine Castor (…) qui fait partie aussi des instructions spécialisées des commandos, (…) et a fait aux volontaires de la région qui voudraient se spécialiser, des cours sur le sabotage, des cours excellents. Chez nous on a désigné trois hommes par section. J’ai été volontaire et j’ai suivi ces cours afin de connaître mieux les explosifs, bombes, grenades etc. Le Castor anglais semble avoir une conversation intéressante avec notre Castor. Il est remarquable de pouvoir dire que Castor anglais, ayant visité notre campement, savait à qui il avait affaire et il parlait à notre Castor en tant que commandant d’une compagnie juive". Ce paragraphe souligne à la fois la notoriété qui commence à se diffuser autour de ce groupe, mais aussi la qualité de la formation militaire reçue et les relations dont ils bénéficient grâce à leur intégration dans un maquis AS en lien avec Londres, ce qu’ils n’auraient pu obtenir si leur maquis était resté isolé, sans s’intégrer aux maquis locaux et à la Résistance générale.

Les précisions qui suivent permettent de mieux cerner le recrutement des résistants dans l’AJ peut-être pour imprimer ces règles au maquis EI ? "Le recrutement dans l’AJ se fait par l’adhésion volontaire de juifs de 18 à 45 ans. Des dérogations pourront être faites en ce qui concerne la limite d’âge par le chef local sur l’avis du médecin et après accord du commandement général. Les femmes de 20 à 35 ans seront admises dans le corps auxiliaire et ceci dans les mêmes conditions que les hommes". La fin du passage évoque non seulement le serment prêté devant le "drapeau Bleu-Blanc" par les résistants de l’AJ et qu’il semble nécessaire d’appliquer aussi aux EIF, mais aussi la structuration très cloisonnée de ces groupes de résistants, pour maintenir le secret et cadenasser les éventuelles fuites, règles rigoureuses de la clandestinité pour échapper à toute trahison d’un réseau entier. : "dans la période clandestine de l’existence de l’AJ, il sera formé des groupes de sept. Ce groupe est composé de deux sous-groupes de trois et d’un chef. Le chef a le grade de sous-officiers ou en fait fonction. Dès qu’un groupe est constitué il doit être présenté au drapeau. Des recrues isolées pourront être jointes à un groupe constitué en vue de la présentation du serment. Le groupe est réuni au garde-à-vous face au drapeau bleu blanc. Le chef de groupe où est mandaté se place face au groupe et prononce le serment". On peut souligner le vocabulaire très militaire de ce cérémonial très codifié. Le document se poursuit mais il doit manquer une partie.
A priori le rapporteur évoque la réception d’un parachutage, il veut faire un rapport à Armand Jules. Il précise : "en général : 6 mitrailleuses avec des bandes de cartouches à n’en plus finir. Des centaines de bandes. Jusqu’à présent j’ai compté près 240 fusils américains excellents et tout neufs. Beaucoup de mitraillettes. Du matériel de sabotage, des vivres, des chaussures splendides, de la pharmacie de campagne très pratique". Les parachutages sont donc très fournis en matériel de qualité et l’admiration du rapporteur n’est pas feinte ! "Je suis obligé de cesser momentanément ce rapport pour aller essayer à présent de rentrer dans les détails de ce qui nous est réservé à nous de ce parachutage car le tout est réservé pour le secteur. Mais je suis certain qu’il y en a assez pour tout le monde".

La suite du rapport est datée du 28 juin à 12h. Elle permet d’avoir un aperçu de la vie des maquisards entre deux opérations, et on voit que la préparation militaire est sérieuse ce qui renforce les qualités combattantes de ce maquis. On est à cette date après le débarquement en Normandie, et les résistants doivent donc intensifier leur préparation en vue de la libération du territoire. Cela explique aussi que les armes semblent arriver en nombre dans ces maquis qui attendent le bon moment pour déclencher leur insurrection. "Comme je suis simple deuxième classe, je suis obligé de faire les corvées et les gardes ce qui me prend tout mon temps. Or depuis le parachutage, les gardes ont été doublées. Dans la nuit du 27 au 28 (à 2h du matin), nous avons eu une alerte qui depuis s’est avérée fausse et imaginée par nos officiers pour l’entraînement. On nous a distribué les armes (fusils américains, modèle 1903 Remington) et chacun a été lesté d’une bande de mitrailleuse (9 kg), en plus de son barda, et nous avons manœuvré jusqu’à 9h du matin. Dans l’ensemble tout a bien marché. Les garçons ont du cran et deviendront d’excellents soldats. Je parle ici de la première ou deuxième section (lieutenant Patrick). La première section (Roger) est une troupe complètement aguerrie". "Il y avait six mitrailleuses dans ce parachutage une s’est abîmée au sol (car il faut vous dire qu’il y a eu des containers qui percutèrent violemment pour différentes raisons) et notamment, ce containers de cette mitrailleuse et un autre bourré de grenades qui se dispersèrent sur une très grande aire.)" "Une autre mitrailleuse, tombée un peu à part, fut subtilisée par les nôtres et ne figure pas sur le total enregistré par les chefs du secteur".

"Maintenant, Pol Roux, chef de secteur, nous a alloué une mitrailleuse américaine par section ce qui nous fait un total de quatre mitrailleuses". Il confirme ici qu’une mitrailleuse de plus a été récupérée car il y a 3 sections normalement ! "Je pense que nous aurons 150 grenades environ (défensives). Beaucoup de plastique. Des fusils et munitions en suffisance. Ce parachutage a fait remonter l’esprit combattif de la compagnie de presque rien à un très haut point". Les hommes sont donc prêts à se battre car l’équipement commence à être correct pour affronter l’ennemi.

La fin du rapport reprend une antienne déjà suggérée : les tensions ou du moins les méfiances entre les maquis AJ et EIF. En effet, le post-scriptum le confirme: "d’un entretien que j’ai eu avec Castor, j’ai cru constater qu’il était assez fâché de ne pas encore avoir pu voir l’auberge AJ de Montagne noire. Il n’en connaît même pas l’emplacement à ce qu’il a dit. Je finis ce rapport qui a assez traîné déjà et je le confie à la liaison de Castor sans que personne ne sache de quoi il s’agit."
On note, dès lors, une accélération dans l'instruction militaire, ainsi qu'une multiplication des séances d'entraînement : "Les garçons ont du cran et deviendront d'excellents soldats. (…) La première section (Roger) est une troupe complètement aguerrie. (…) Ce parachutage a fait remonter l’esprit combatif de la Compagnie de presque rien à un très haut point." 

Ce rapport, malgré ses aspects incomplets, ou encore mystérieux, permet malgré tout de confirmer plusieurs points : la qualité remarquable des résistants juifs de Vabre, l’augmentation des dotations d’armes après le 6 juin 1944, le maintien des traditions (pratique du yiddish) et l’organisation militaire stricte que tous respectent quel que soit leur âge (alors qu’ils n’étaient au départ que des scouts).

Par ailleurs, on peut expliquer l’agacement de Gamzon évoqué dans le post scriptum du rapport en se référant à un autre document de Lucien Lublin établi le 1er Juin 1944 (voir l’onglet "Médias liés") prouvant que, à cette date, un accord avait été passé entre l’EI et l’AJ. Les parties signataires de ce document sont Lucien Lublin et Robert Gamzon, représentants respectifs de l'AJ et des EI. Or, malgré cet accord, Gamzon ne connait rien des autres maquis juifs ! D’après Léon Nisand, c’est lui qui aurait fait prêter son serment à l’AJ à Gamzon à Vabre.

A travers ces documents, on sent les tensions et paradoxalement les désirs de rapprochement qui animent les deux mouvements aux idéaux distincts : l’AJ orientée vers son objectif sioniste : préparer la conquête "d’Eretz Israël" après la libération de la France, les EIF soucieux certes de leurs racines et identité juives, mais patriotes et désireux surtout de libérer la France, même si le trait parait grossier car les attitudes de chacun pouvaient se révéler complexes. Les EIF se sont donc affiliés à l’AJ mais sans volonté de constituer un maquis unique et peut-être est-ce en lien avec l’article 4 : il ne fallait pas laisser penser que les juifs constituaient une armée à part. Cela aurait encore alimenté les suspicions antisémites de ceux qui les considéraient comme un "ennemi de l’intérieur".


Auteur : Valérie Pietravalle, pour le colloque du 28 novembre 2021 à Toulouse, organisé par Maurice Lugassy.