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Dénonciation anonyme d'un italien naturalisé et d'un instituteur de Port Saint Louis, 8 octobre 1940

Légende :

Lettre anonyme dénonçant au préfet des Bouches-du-Rhône un Italien naturalisé et un instituteur supposé communiste, 8 octobre 1940

Genre : Image

Type : lettre anonyme

Source : © Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 5 W360 Droits réservés

Date document : 8 octobre 1940

Lieu : France - Provence-Alpes-Côte-d'Azur - Bouches-du-Rhône - Marseille

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Analyse média

Cette lettre fait partie des centaines de milliers de dénonciation reçues par les autorités françaises et allemandes pendant la guerre. Elle est adressée le 8 octobre 1940 au préfet des Bouches-du-Rhône, trois mois après l'instauration du régime de Vichy. Le cabinet du préfet l'enregistre le 12 et la transmet au sous-préfet d'Arles qui la reçoit le 30 octobre. Les personnes mises en cause dans cette lettre habitent Port-Saint-Louis-du-Rhône et dépendent de la sous-préfecture d 'Arles.

La lettre manuscrite à l'orthographe et la syntaxe aléatoires met en cause d'une part un Français d'origine italienne et d'autre part un instituteur supposé communiste. On retrouve deux des incarnations de l'Anti-France chère à la propagande de Vichy : l'étranger et le rouge. La rhétorique xénophobe est bien intégrée : l'Italie s'est débarrassée d'un indésirable que la France a naturalisé avec légèreté et peut-être de manière illégale : « naturalisé en France dans des conditions très suspectes ». Ce « faux français » ne fait pas preuve de sentiments patriotiques à l'égard de sa nouvelle patrie puisqu'il n'embaucherait que des ex compatriotes « pour des raisons sûrement louches ». De plus il est riche, au moins pour le dénonciateur. On retrouve le thème de l'étranger qui refuse de s'intégrer au pays qui la généreusement accueilli et qui corrompt les Français :« une bonne épuration doit être faite dans la municipalité et la police des étrangers. Il ne faut pas se fier a(sic) une enquête faite ici car tous ces messieurs sont tenu(sic) par cet individu qui leur charrie tous les produits de sa propriété. » La municipalité était à l'époque dirigée par un radical, donc une incarnation de la IIIe République. La suspicion s'étend au service de la préfecture en charge des étrangers.Pour le délateur, c'est la seule explication d'une situation qui lui est insupportable.

Un deuxième signalement est porté à la connaissance du préfet, celui d'un instituteur doublement répréhensible : pédagogue indigne, il maltraite les enfants et/ ou -le style ne permet pas de suivre très clairement le raisonnement du rédacteur- « il ne digère pas ce nouveau gouvernement ». L'instituteur se serait signalé dans les années précédentes par son attitude et ses propos nettement marqués à gauche : « il levait le point (sic) sur la place publique en faisant des discourt (sic) communistes. » L'auteur de la lettre se tient prêt à fournir aux autorités toute information complémentaire.
Le dernier paragraphe montre que l'auteur de la lettre, dans cette France rongée par le mal, n'a pas perdu confiance dans les autorités départementales qu'il salue bien respectueusement. C'est une allégeance au régime de Vichy puisque les préfets sont nommés par le gouvernement et non élus.

Le dénonciateur règle-t-il des comptes personnels en adaptant ses accusations aux nouvelles circonstances politiques ou adhère-t-il idéologiquement à la Révolution nationale ? On ne peut le dire. On peut simplement noter qu'il saisit très rapidement les possibilités nouvelles qui s'offrent à lui.


Auteure : Sylvie Orsoni

Contexte historique

La France des années 1920 est le plus important pays d'immigration d'Europe. Les législateurs estiment que la naturalisation des étrangers sans reproche est un facteur d'intégration. La loi du 10 août 1927 permet d'acquérir la nationalité française après trois ans de séjour ou même un an si le demandeur a contribué à l'activité économique ou acquis des diplômes dans les facultés françaises. La qualité de Français se transmet automatiquement à la femme et aux enfants du naturalisé. Les demandes de naturalisations passent de 25 000 en 1925 à 66 000 en 1928. La montée du chômage qui rend moins nécessaire la main d’œuvre étrangère et l'arrivée massive de réfugiés allemands après l'accession au pouvoir de Hitler provoquent des campagnes de presse xénophobes et antisémites relayées par les ligues d'extrême-droite. La France ouverte des années 1920 se ferme peu à peu. Dans les facultés de médecine et de droit, de nombreux étudiants participent à des manifestations réclamant l'exclusion des étrangers des professions libérales. Le gouvernement de Vichy dés le 16 juillet 1940 adopte une loi portant sur la déchéance de nationalité. Elle est jugée trop lourde et trop protectrice des droits des dénaturalisés puisqu'elle prévoie l'avis du Conseil d’État. Une nouvelle loi, plus expéditive se juxtapose à la précédente le 22 juillet 1940. Les naturalisations accordées après la loi du 10 août 1927 sont réexaminées par une simple commission. Les dénaturalisations n'ont pas besoin d'être motivées. Elles frappent également la femme et les enfants de l'intéressé. Selon l'historien américain Robert O. Paxton, 15 154 personnes dont 6 307 Juifs auraient perdu la nationalité française du fait de cette loi.
Le rédacteur de cette lettre anonyme partage cette xénophobie d'Etat. On ne sait si la dénonciation de l'instituteur répond à des motifs personnels ou à une détestation idéologique des « rouges ». Depuis 1939, la législation permet de poursuivre les individus « dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique ». A la suite du pacte germano-soviétique du 23 août 1940, des mesures sont prises à l'encontre des communistes qui peuvent être arrêtés et internés (voire notice « Le directeur des services de police de Marseille recommande l'envoi en Afrique des communistes les plus dangereux »).
La dénonciation donne lieu à une enquête. Le rapport de police adressé le 4 novembre 1940 au sous-préfet met un terme à l'affaire. Monsieur Grimaldi n'est pas « suspect au point de vue national » et s'il n'emploie que des Italiens, c'est parce qu'il paie si peu ses ouvriers qu'aucun Français ne veut travailler pour lui. L'instituteur a bien pris des positions de gauche au moment du Front populaire mais il n'a jamais adhéré à la SFIO ou au Parti communiste et depuis il montre des « sentiments nettement nationaux ».
Réalité ou preuve que l'Anti-France a gangrené la police ? La tentative d'un bon Français pour participer à l'oeuvre de redressement du pays a tourné court.


Auteure :Sylvie Orsoni

Sources
Grynberg Anne, Les camps de la honte. Les internés juifs des camps français, 1939-1944, Paris, La Découverte/Poche, 1999.
Joly Laurent (sous la direction de), La délation dans la France des années noires, Paris, Perrin 2012.
Mencherini Robert, Midi rouge, ombres et lumières. 1. Les années de crise, 1930-1940. Paris, Syllepse, 2004.
Mencherini Robert, Vichy en Provence, Midi Rouge, ombres et lumières, tome 2. Paris, Syllepse, 2009.
Peschanski Denis, La France des camps. L'internement 1938-1946, Paris,éditions Gallimard, 2002.
Rémy Dominique, Les lois de Vichy, Actes dits « lois » de l'autorité de fait se prétendant « gouvernement de l'Etat français », Paris, éditions Romillat, 1992.