La ferme du Lauzas à Vesc

Légende :

Cette ferme est assez isolée entre Vesc et Comps, près de Dieulefit et servait de planque à deux antifascistes allemands qui y ont accueilli Louis Aragon et Elsa Triolet à la fin de 1943.

Genre : Image

Type : Paysage

Producteur : Cliché Jean Sauvageon

Source : © Collection Jean Sauvageon Droits réservés

Détails techniques :

Photographie argentique couleur, 13 x 9 cm.

Lieu : France - Auvergne-Rhône-Alpes (Rhône-Alpes) - Drôme - Vesc

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Analyse média

Cette ferme du Lauzas est très isolée, à environ 700 m d’altitude, dans un paysage de pâtures et de friches. Même si la région est méridionale, les hivers y sont rudes.

On aperçoit sur la droite la pente d’une montagne, le Roc, qui culmine à plus de 1 000 mètres. De la petite route qui passe à proximité, on ne voit pas la maison, en contrebas et dissimulée par la végétation, on l’atteint par un étroit chemin de terre.


Auteurs : Jean Sauvageon

Contexte historique

Le 11 novembre 1942, Les Allemands et les Italiens envahissent la zone non occupée. Louis Aragon et Elsa Triolet sont alors à Nice qui voit arriver les troupes italiennes.

Le jour de l'occupation, les Aragon quittent précipitamment Nice et la vie légale. Pierre Seghers, leur ami, éditeur et porteur de valises, les accompagne. Le mercredi 11 novembre, ils prennent le dernier train et couchent à Digne. À l'hôtel, les draps ne sont pas humides, mais mouillés. Elsa prend froid. Le lendemain, ils arrivent à Villeneuve-lès-Avignon. Tandis qu'Elsa, fiévreuse, courbaturée, grippée, reste chez une amie, sans délai, Louis se rend à la planque, en passant par Valréas.

« La planque se trouvait au-dessus de Dieulefit, dans la montagne, on ne pouvait l'atteindre qu'à pied. Nous l'appelâmes, conspirativement, le Ciel : une maison-ruine, seule au carrefour de trois communes, si bien qu'on ne savait au juste à laquelle des trois elle appartenait. C'était comme si elle n'existait pas. »

Cette planque est la ferme du Lauzas, acquise par les responsables de l'école de Beauvallon de Dieulefit, en 1945. Elle est située sur la commune de Vesc, à mi-chemin entre ce village et Comps. Au cours de l'été 1942, accompagnés des locataires, ils l'ont repérée. Ces locataires, Joséphine (ou Jo) et Jean (ou Hans) Bauer, se font passer pour des réfugiés alsaciens. Leur véritable identité : Ella Winzer-Schwarz et Hermann Nuding, des communistes allemands condamnés par les nazis. Antifascistes actifs, ils organisent la résistance dans le secteur. Ils ont assumé, après la guerre, des responsabilités au sein du KPD (Kommunistische Partei Deutschlands ou Parti communiste allemand) notamment. C’est Andrée Viollis, réfugiée à Dieulefit qui les mit en contact avec les Aragon.

En faisant de la couture pour les paysannes, Ella se fit adopter par les gens du pays. Ainsi, tous les deux purent s'installer dans cette ferme abandonnée. Elle servait occasionnellement d'abri aux bergers et à leurs troupeaux, lors d'orages. Ella se souvient : « Le bâtiment était très ancien, avec une énorme cheminée, meublé de quelques vieilles chaises et de tables. Le sol était couvert de crottes de moutons et, surtout, les lieux étaient infestés de rats. Avec des planches et du fil de fer, nous avons fabriqué des lits, et nous avons nettoyé la maison pour la rendre aussi habitable que possible. Venir à bout des rats fut beaucoup plus difficile. Les habitants de la commune nous ont prêté des casseroles, une machine à coudre, des draps, des couvertures, et du linge. Pour une somme modeste ils nous procurèrent également un appareil de radio. Les informations que nous pouvions ainsi capter étaient très utiles pour nos discussions, et pour les tracts que Hermann Nuding se chargeait de faire distribuer par ses contacts ».

L'intérieur était constitué d'une grande pièce et de trois autres, petites, contiguës, qui ont été aménagées en chambres à coucher.

Dans ce décor et par ces circonstances, Aragon arrive donc à la mi-novembre 1942. Ses principales occupations sont les conversations avec ses hôtes, l'écoute de la radio, les promenades et la poursuite de la rédaction d'Aurélien. Deux semaines plus tard, Elsa rejoindra Pierre Seghers chez son ami, Georges Dô, pharmacien à Valréas. Ils y passeront une bonne soi¬rée où il y eut du foie gras et du bon vin. Le lendemain, par un matin glacial et brumeux, en autobus à gazogène, ils gagnent Dieulefit où ils craignent d'être reconnus, puis discrètement, par un sentier ils rejoignent le Ciel.

Le 20 décembre 1942, Louis écrit à Jean et Germaine Paulhan : « Nous sommes ensemble maintenant. Nous vivons très isolés, dans des condi¬tions physiques assez dures, mais peut-on choisir par le temps qui court ? Ce n'est pas mal ainsi, si je puis garder le travail que j'ai jusqu'au printemps. Heureusement l'hiver n'est pas précoce et hier soir encore à la nuit c'était un plaisir de se promener ».

Pour Elsa, ce séjour fut épouvantable : « Toute la nuit, les rats ont mené un train d'enfer. On aurait dit qu'ils prenaient la maison d'assaut, et pourtant ils étaient bel et bien à l'intérieur. Des objets tombaient, roulaient, se cognaient aux murs, il y avait de folles galopades et des grignotages, là, tout près ». Ce n'est pas Ella qui dément : « Nous avons vécu à quatre dans des conditions difficiles. Il nous fallait aller chercher de l'eau à la source voisine. Les toilettes se trouvaient à l'extérieur : nous les avions construites nous-mêmes. Cela fut d'autant plus dur que l'hiver, là-haut dans les montagnes, est particulièrement rigoureux ».

À l'inconfort et l'isolement s'ajoute la neige. Pour Elsa, le Ciel est devenu l'enfer : « Coupés du monde, enfouis dans la neige de l'hiver 1942, introuvables, toute liaison pratiquement impossible... Ça ne pouvait durer, il fallait au plus vite des cendre de cet étrange Ciel vide et retrouver la terre occupée, où nous ne pouvions exister sous notre identité ». Quelques jours plus tard, elle se rend à Lyon pour se procurer de faux papiers. Ils lui sont remis par Pascal Pia et Albert Camus. Ils sont établis au nom de monsieur et madame Castex. Puis, c'est le retour à la ferme. Ce 24 décembre l'a marquée : « ... je rentrai dans la solitude blanche, après un difficile voyage à pied, en cars, trains, avec nuit d'hôtel et de gares. Tu m'attendais au pied du Ciel. Une longue montée dans la nuit de Noël et, au bout, cette maison perdue, gardée par trois immenses peupliers, où tu as fait flamber dans l'âtre des genévriers à trente-six mille étoiles ».
Pierre Seghers donne d'autres précisions : « Au retour, sur le chemin glacé qui sans fin monte, elle défaille de froid et de fatigue... Aragon portera Elsa dans ses bras jusqu'à la grange ».

Le 31 décembre 1942, ils quittent définitivement le Ciel pour rejoindre Lyon où René Tavernier, directeur de la revue Confluences, les héberge dans sa grande maison du quartier de Montchat.


Auteurs : Jean Sauvageon
Sources : Jean Sauvageon, « Louis Aragon et Elsa Triolet à Dieulefit », Études drômoises, n° 7, octobre 2001.