Interrogatoire de F. de Menthon par la police française à propos du mouvement Liberté, novembre 1941

Légende :

Interrogatoire de François de Menthon par le commissaire de police spéciale chargée de la surveillance du territoire à Vichy le 11 novembre 1941

Type : procès-verbal d'interrogatoire

Source : © Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 8 W 23 Droits réservés

Date document : 11 novembre 1941

Lieu : France - Auvergne-Rhône-Alpes (Auvergne) - Allier - Vichy

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Analyse média

Le 11 novembre 1941, François de Menthon, professeur de droit à la faculté de Lyon et fondateur avec Pierre-Henri Teitgen du mouvement de résistance Liberté est interrogé par Robert Rigaud, commissaire de police de la sûreté nationale à la suite d'un vaste coup de filet qui a démantelé le réseau de diffusion du journal du mouvement, imprimé à partir de Marseille. François de Menthon comparaît librement et répond avec semble-t-il une certaine aménité aux questions du commissaire. On ne sent ni peur ni beaucoup de réticence lorsqu'il s'agit de traiter de la situation des mouvements de résistance. François de Menthon reste cependant au niveau des généralités et ne cite aucun nom (hormis les personnes déjà interrogées : Combaud et Deshayes) à l'exception d'un de ses interlocuteurs, Beaudouin, venu d'Angleterre et reparti en zone occupée à la date de l'interrogatoire.

Dans un premier paragraphe, François de Menthon définit les objectifs de son mouvement : « lutte à la fois contre le communisme et les Allemands ». On peut noter que le danger communiste est cité en premier alors que dans ses publications, le journal du mouvement fait du refus de la défaite et de la collaboration avec l'Allemagne le principe essentiel de son action (voire notice consacrée au journal clandestin Liberté). François de Menthon tient à marquer son indépendance vis-à-vis des gaullistes, de l'Angleterre et dans la ligne de la politique antisémite de Vichy des « fonds juifs ». En réalité, son mouvement comprend plusieurs militants juifs comme Robert Nathan-Murat qui joue un rôle important dans la diffusion du journal à partir de Marseille.

Le deuxième paragraphe constitue une grande partie de l'interrogatoire. Il montre aussi que les différents mouvements de résistance ne fonctionnaient pas en vase clos, se tenaient au courant de la stratégie et des actions des uns et des autres et prenaient des contacts. On peut s'étonner de la complaisance avec laquelle François de Menthon analyse pour le commissaire l'activité du parti communiste. Estime-t-il qu'il n'apprend rien au commissaire de la sûreté nationale ou faut-il y voir le profond anticommunisme dont le mouvement ne s'est jamais caché ?

En revanche, François de Menthon est beaucoup plus expéditif (7 lignes contre 58) lorsqu'il présente la situation de son mouvement, Liberté, qu'il estime surtout implanté dans les milieux universitaires- François de Menthon et Pierre-Henri Teitgen sont professeurs de droit- ou de son futur allié, le MLN d'Henri Frenay évoqué à travers ses publications, Les petites ailes qui paraît en zone occupée et Vérités qui paraît en zone libre. François de Menthon est un peu plus prolixe quand il évoque l'autre grand mouvement de résistance, Libération fondé par Emmanuel d'Astier de la Vigerie. II emploie l'imparfait pour évoquer le journal de son mouvement, Liberté, qui est en effet sur le point de disparaître tant à cause de la répression policière que du rapprochement avec le MLN. Il utilise également le passé lorsqu'il signale que Libération avait des sympathisants royalistes ce qui suggère que pour lui Libération s'oriente dorénavant à gauche.

Il ne cache pas au commissaire que les mouvements de résistance non communistes ont entrepris « un effort de liaison » mais insiste sur le maintien de l'indépendance de chacun, en particulier dans le domaine éditorial.

Les trois derniers paragraphes sont consacrés à réfuter toute connivence avec le gaullisme comme avec les services de renseignements anglais. François de Menthon admet une rencontre avec un nommé Beaudouin, dont il minimise l'importance tout en indiquant qu'il se trouve en zone occupée. François de Menthon réaffirme son hostilité au gaullisme qui divise les Français et amène ses partisans à prendre les armes contre d'autres Français comme en Syrie. François de Menthon tient à préciser qu'il a été le seul contacté par Beaudouin : « M. de Combaud ni Deshayes n'assistaient à notre entretien. » Guy de Combaud, qui a fait imprimer les numéros 3 à 5 de Liberté et Georges Deshayes qui par son manque de discrétion a fait arrêter tout le groupe marseillais sont incarcérés à la prison militaire de Marseille (voire notice poursuite contre le mouvement Liberté).

Cet interrogatoire, étonnant dans son ton suscite un certain nombre de questions. François de Menthon joue-t-il la connivence avec la police de Vichy pour sauver ce qui peut l'être alors que pratiquement tout son groupe marseillais est identifié et en partie arrêté ? Pense-t-il encore que les mouvements de résistance non communistes peuvent trouver des appuis dans les milieux policiers de Vichy ? Il ne serait guère différent dans ce cas du général Cochet et d'Henri Frenay qui constituent avec Liberté ce que Denis Peschanski appelle « les vichysto-résistants.», hostiles à l'Allemagne et à la collaboration mais ménageant et même soutenant le maréchal Pétain tout en condamnant la dissidence gaulliste, qui pour eux divise les Français.


Sylvie Orsoni

Contexte historique

En novembre 1941, François de Menthon est interrogé à plusieurs reprises par la Sûreté de Vichy. Le groupe chargé de l'impression et de la diffusion du journal à partir de Marseille a été appréhendé et est interrogé par la Sûreté de Marseille. A cette date, une évolution s'est produite à l'intérieur du mouvement. Guy de Combaud détruit en partie le numéro 5 de Liberté car trop antigouvernemental et prend ses distances vis à vis du mouvement. Les numéros suivants (6, 7, 8 et 10) ont une tonalité beaucoup plus critique à l'égard du gouvernement. Un deuxième statut des juifs a été promulgué le 2 juin 1941, les collaborationnistes ont créé la Légion des Volontaires Français destinée à lutter sur le front de l'Est contre l'URSS, la répression en zone occupée se fait de plus en plus meurtrière avec les exécutions de 98 otages les 22 et 23 octobre. 
Le numéro 8, du 25 juillet 1941 marque une évolution également par rapport à l'URSS attaquée par l'Allemagne depuis juin. Tout en maintenant ses distances vis-à-vis du communisme et du régime soviétique, Liberté fait des soldats russes (le terme soviétique n’est pas employé à dessein), patriotes avant tout, les alliés objectifs des démocraties anglo-saxonnes. 
François de Menthon dans le contexte d'un interrogatoire policier semble jouer encore la carte du maréchalisme. Il a déjà pris des contacts avec Henri Frenay du MLN, qui, comme lui, fit dans un premier temps confiance au Maréchal. Mais au moment où François de Menthon et Henri Frenay décident la fusion des publications des deux mouvements pour donner en novembre 1941 naissance à un nouveau journal, Combat, ils prennent tous deux leurs distance vis-à-vis de Vichy. A partir de la fin de 1941, la catégorie définie par Denis Peschanski comme « vichysto-résistants » se délite pour laisser place aux vichystes et aux résistants.


Sylvie Orsoni 

Sources 
Mencherini Robert, Résistance et Occupation (1940-1944))). Midi Rouge, ombres et lumières, tome 3. Paris, Syllepse, 2011. 
Peschanski Denis et Douzou Laurent, La résistance française face à l'hypothèque de Vichy
http://hal.archives-ouvertes.fr/aut/Denis+Peschanski/ aut/ Laurent+Douzou.