Varian Fry doit être expulsé, Marseille 30 décembre 1940

Légende :

rapport du préfet des Bouches-du-Rhône au ministre de l’Intérieur sur Varian Fry, président du centre américain de secours, 30 décembre 1940, 3 pages

Type : : image - rapport

Source : © © archives départementales des Bouches-du-Rhône, 5 W 360. Libre de droits

Lieu : France - Provence-Alpes-Côte-d'Azur - Bouches-du-Rhône - Marseille

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Analyse média

Le 30 décembre 1940, le préfet des Bouches-du-Rhône, Frédéric Surleau adresse au ministre de l'Intérieur un rapport de trois pages sur les activités de Varian Fry, président du Centre américain de secours, le CAS (voir contexte historique). C'est en fait un réquisitoire qui conclut à la nécessité d'expulser Varian Fry. Toutes les activités et relations de Varian Fry sont passées au crible.

–         Le CAS outrepasse ses objectifs premiers : aider les « intellectuels de premier plan » à émigrer aux Etats-Unis. Ces personnalités pourraient à la rigueur trouver grâce aux yeux du préfet mais il est persuadé que le CAS soutient d également es « extrémistes internationaux ». Le poète surréaliste André Breton est cité en exemple par le préfet qui semble tout ignorer de la place d'André Breton dans l'histoire artistique française et y voit une simple manifestation d'anarchisme. En revanche, Victor Kilbaltchiche (sic) est bien l'incarnation de ce qu'un préfet peut considérer comme extrémiste. Il s'agit de Victor Lvovitch Kibaltchiche, plus connu sous le nom de Victor Serge.  Militant libertaire russe, né en Belgique le 30 décembre 1890, il vécut en France et, tout en condamnant l'illégalisme et le banditisme, soutint les anarchistes de la bande à Bonnot, ce qui lui valut d'être emprisonné de 1913 à 1917. Après sa libération, il milita à Barcelone avant de gagner la Russie, enthousiasmé par la révolution et d'adhérer au parti bolchevique en mai 1919. Exclu du parti au début de 1928, il est assigné à résidence dans l'Oural. La mobilisation internationale lui permet de quitter l'URSS en 1936. Autorisé à rester en France, il se rapproche de Trotsky avant de se brouille avec lui. L'avancée des armées allemandes lui fait gagner Marseille. Il fait partie des militants que Varian Fry héberge dans la villa Air Bel.  Grâce au soutien du CAS, il parvient à s'embarquer en compagnie de Claude Levi-Strauss et André Breton sur Le Capitaine Paul-Lemerle le 24 mars 1941.

Le docteur Frank Bohn, cité en exemple, était envoyé par le syndicat américain AFL (American Federation of Labour) pour aider des réfugiés politiques allemands risquant d'être livrés au titre de l'article 19 de l'armistice. Il accueille Varian Fry à son arrivée à Marseille et lui explique les règles du jeu pour faire émigrer les réfugiés antinazis que le gouvernement de Vichy pourrait livrer. Le département d'Etat juge cette action subversive et somme Frank Bohn de rentrer aux Etats-Unis. Frank Bohn obéit mais confie sa liste de personnalités à sauver à Varian Fry.

 

–         Les autres organisations caritatives s'occupant d'émigration et rassemblées dans le Comité de Coordination des Oeuvres se tiendraient à l'écart du CAS car elles désapprouveraient ses méthodes et son orientation.  Donald Löwrie est le responsable de la Young's Men Christian Association (YMCA)à Marseille. En novembre 1940, Il prend l'initiative de rassembler les associations intervenant dans les camps d'internement français dans le « comité de coordination des Associations travaillant en faveur des internés et réfugiés étrangers en France », dit comité de Nîmes. Le Comité tient à garder de bonnes relations avec le gouvernement de Vichy et ne suit pas le CAS dans ses vigoureuses condamnations du régime des camps d'internement. Mais Donald Löwrie est conscient du danger qui menace les internés et mène aussi des activités illégales comme la fourniture de faux-papiers avec plus de discrétion que le CAS.

–         Varian Fry exerce des pressions inacceptables sur les autorités françaises sans que le rapport précise lesquelles. Puisque le CAS est suspect, la police française surveille ses membres et perquisitionne les locaux et appartements privés. Le voyage du maréchal Pétain à Marseille et en Provence entraîne l'internement de Varian Fry et plusieurs de ses amis sur le Sinaïa, un bateau devenu lieu de rétention, durant toute la durée de la visite du chef de l'Etat. Le seul fait d'habiter une villa à Air Bel à proximité de la voie ferrée qu'emprunterait le convoi du maréchal Pétain devient suspect et autorise les mesures d'internement. Les documents saisis à Air Bel ne contiennent aucun élément subversif mais montrent que le CAS juge que les conditions de vie dans les camps d'internement français sont indignes. Pire encore, le CAS s'étend « d'une manière très tendancieuse sur les raisons et conséquences de notre défaite ». Autrement dit, il ne partage pas le point de vue du régime de Vichy faisant peser la responsabilité de la défaite sur le Front populaire, « l'Anti-France », c'est-à-dire les Juifs, les Francs-Maçons, les communistes, les étrangers en général, et plus généralement le peuple français tout entier qui « a préféré l'esprit de jouissance à l'esprit de sacrifice ».  

–         Les activités du CAS sont désapprouvées par le gouvernement américain, l'ambassade américaine à Vichy et le consul général des Etats-Unis Fullerton.  Les Etats-Unis sont encore à l'époque neutres et sont représentés à Marseille par un consul général. Varian Fry, après son internement sur le Sinaïa envoie un communiqué de protestation à l'Association de la presse américaine à Vichy. Le communiqué est bloqué par l'ambassade américaine. Le préfet Surleau ne se trompe pas quand il estime que Varian Fry n'est pas soutenu par le gouvernement américain qui désapprouve son soutien à des réfugiés antinazis dont beaucoup sont sociaux-démocrates. En janvier 1941, le département d'Etat américain ordonne au consulat général de Marseille de ne pas renouveler le passeport de Varian Fry. Varian Fry se retrouve dans une situation aussi irrégulière que les protégés du CAS.

En conclusion, expulser Varian Fry satisferait autant les autorités américaines que le gouvernement français, ce qui correspond à la réalité du moment.


Sylvie Orsoni

Contexte historique

Sur Varian Fry et le CAS voire le contexte historique de la notice « travail clandestin De Varian Fry et de son équipe.

Comme le soupçonne le préfet Surleau, le CAS sous couvert d'actions caritatives parfaitement légales met en œuvres toute une série d'actions pour sauver ceux que l'article 19.2 de la convention d'armistice menace.

La confection de faux papiers, le passage clandestin de la frontière pyrénéenne, et éventuellement l'embarquement sur des navires clandestins amènent les membres du CAS à prendre contact avec la pègre marseillaise.  A la villa Air Bel, dans le quartier de La Pomme, Varian Fry héberge des artistes comme Max Ernst, André Breton et sa famille, André Masson, Jean Malaquais ou le révolutionnaire Victor Serge qui surnomme la villa « le château Espère Visa ». Cette concentration inégalée d'esprits pour le moins anti-conventionnels ne pouvait que provoquer la détestation des autorités françaises. Varian Fry et ses amis sont surveillés, ils subissent perquisitions et internement. Puisque le consul américain Fullerton, soutenu par le département d'Etat américain qui ne renouvelle pas le passeport de Varian Fry, souhaite le départ du trublion, l'intendant de police de Marseille, Rodellec du Porzic, lui enjoint de quitter le territoire en juillet 1941 (voir notice entretien Rodellec du Porzic-Varian Fry). Varian Fry doit s'exécuter à la fin août. Le 6 septembre 1941, ses amis le conduisent à Cerbère à la frontière franco-espagnole où Varian Fry prend un train qui sera le début de son voyage de retour vers les Etats-Unis (voir notice photo des membres du CAS à Cerbère).

Selon l'un des membres du CAS, Daniel Bénedite, 600 réfugiés ont été aidés financièrement et 1200 ont pu partir légalement ou clandestinement.  Ce bilan montre que Varian Fry est allé bien au-delà de la mission que lui avait assigné l'ERC. Il n'a pas limité son action au sauvetage des plus talentueux et des plus connus des persécutés mais a tenté d'en faire profiter le plus grand nombre. Le CAS doit cesser définitivement ses activités en juin 1942. On retrouve certains membres du CAS dans la Résistance. Daniel Bénédite accepte alors de travailler pour l'Office of Strategic Services (OSS), service de renseignements américains.  Jean Gemähling entre à Combat et dirige le service de renseignements des Mouvements Unis de Résistance (MUR).

 


Sylvie Orsoni

Souces :

Fry Varian, « Mission : sauvetage », in Livret pédagogique à la découverte de Varian Fry, Marseille, CRDP,2005.

Gold Mary Jayne, Marseille, année 40, éditions Phébus, Paris, 2001.

Guiraud Jean- Michel, « La mission de Varian Fry : le sauvetage des réfugiés dans une Europe en guerre(1940-1942) », Livret pédagogique à la découverte de Varian Fry, Marseille, CRDP, 2005.

Mencherini Robert, Vichy en Provence, Midi Rouge, ombres et lumières, tome 2, Paris, Syllepse, 2009.

Mencherini Robert, Résistance et Occupation (1940-1944). Midi Rouge, ombres et lumières, tome 3. Paris, Syllepse, 2011.