Dieulefit

Légende :

Vue aérienne oblique de la bourgade de Dieulefit et de son cadre montagneux

Genre : Image

Producteur : Alain Coustaury

Source :

Détails techniques :

Photographie argentique ; altitude de prise de vue 1 600 mètres

Lieu : France - Auvergne-Rhône-Alpes (Rhône-Alpes) - Drôme - Dieulefit

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Analyse média

La photographie met en évidence le site particulier de Dieulefit. La bourgade est entourée d'une série de montagnes la dominant de plusieurs centaines de mètres. Au nord, celles de Saint-Maurice et des Ventes culminent à plus de 900 mètres d'altitude alors que l'agglomération de Dieulefit est établie autour de 400 mètres. Les deux ensembles montagneux sont séparés par un défilé au fond duquel coule le Jabron qui prend sa source au niveau de la commune de Comps. Un défilé semblable sépare la montagne des Ventes du Montmirail dominant le quartier de Beau vallon. Au sud, la barre montagneuse de Dieu-Grace ferme l'horizon, culminant à 700 mètres. Ne sont pas visibles sur la photographie, le défilé du Bridon à l'ouest, le resserrement au niveau du Serre de Turc. Dieulefit est donc au fond d'une cuvette orientée ouest-est. Plusieurs quartiers sont visibles autour du noyau ancien. Une bonne partie du territoire, notamment les montagnes, est couverte d'une garrigue souvent difficilement pénétrable.

Au nord de la montagne des Ventes, Comps, situé autour de 600 mètres d’altitude, est constitué de nombreux écarts. Barrant l'horizon, le puissant massif de Saoû s'élève à plus de 1 500 mètres d'altitude séparé de la montagne de Couspeau par le col de la Chaudière.

Ont été situés des quartiers de Dieulefit souvent cités par les auteurs d'ouvrages relatant la vie pendant la guerre.


Alain Coustaury

Contexte historique

La Drôme est sûrement un des rares départements français dont l’une des bourgades a été chantée par un écrivain-poète, Pierre Emmanuel. Appelé par son ami, le poète Pierre Jean Jouve, pour passer quelques jours à Dieulefit, en juillet 1940, il y reste finalement quatre ans. Épris de la beauté de ses paysages, la qualité de ses habitants, Pierre Emmanuel dépeint en géographe, en historien mais aussi en catholique fervent, la bourgade du Bas-Diois. Rien n’est à ajouter à cette vision ; l’écriture en est remarquable.

Le cadre géographique : paysage, climat et végétation méditerranéens.

« Toutefois, je ne puis finir sans évoquer cet admirable village français, dont le nom est à lui seul une promesse, et qui fut, dans l’extrême division des consciences, une image de l’unité de la patrie : j’ai nommé Dieulefit, dans la Drôme. J’y vins en juillet 40 : Jouve s’y était installé ; je me proposais de passer quelques jours auprès de lui ; je devais y rester quatre ans, ne quittant Dieulefit que pour de brefs voyages, à Lyon, Avignon ou Paris. C’est, à trente kilomètres du Rhône, un gros bourg qui s’accroche à la terre aride, tout entouré de monts en éventail. Ni Dauphiné, ni Provence : un paysage en cul-de-sac, fermé par le trapèze du Miélandre, croupe de bête puissante, derrière laquelle se lèvent les grands soleils d’été. Si rude que soit le sol, il est partout à la mesure de l’homme : l’air est net, la lumière concise ; aucun détail n’échappe à l’œil ; tout est en vue. Peu d’ombres, des arbres robustes, mais tassés dans l’effort de surgir : l’olivier est plus bas, à vingt kilomètres ; mais le châtaignier n’est pas moins tourmenté, ni le chêne trapu des montagnes. Dans la perspective, parfois, une haie de peupliers, dont le jet surprend, approfondit derrière elle l’espace. Le vent ne cesse jamais : il faut s’y faire non sans peine ; mais il est d’essence lumineuse, la vigueur des lignes en est accusée. Ici se vérifie, sur le mode le plus austère, la loi du paysage français : rigueur, mais presque musicale ; magistère de l’esprit, mais flexion harmonieuse du cœur. Terre de sensibilité profonde et pudique, pénétrée loin par la conscience, méditée, retenue longtemps, jusqu'à ne se distinguer de l’esprit ».

Le cadre religieux.

« Peut-être n’est-il pas sans importance, pour le paysage même, que Dieulefit soit protestant : la vieille race l’est du moins, si les nouveaux venus sont catholiques. Sur les hauteurs environnantes subsistent encore des déserts, sortes de cirques naturels, majestueusement assis dans les arbres, loin des routes, près de Dieu : poursuivis par les dragons du Roi, les Réformés, avec un instinct biblique de la grandeur, se choisirent ces hauts lieux pour temples ; la Bible et le paysage y sont d’accord. Des générations traquées se sont adossées à cette impasse où la vallée se reformait : elles s’y sont fortifiées ; ont fait front ; ne se sont jamais soumises ; comme cette héroïne protestante, elles ont gravé sur la montagne le mot : Résister. Le souvenir des persécutions ne s’est point effacé des mémoires calvinistes : aujourd’hui, comme au temps des dragonnades, le cœur protestant est du côté du proscrit. »

Il est à noter que si la communauté protestante est importante à Dieulefit, communauté qui a joué un rôle important dans la protection des proscrits pendant le conflit de 1939 à 1945, les catholiques y sont présents et leur action n'a pas été négligeable.

Dieulefit lieu de refuge

« Dieulefit le montra bien, qui fut un lieu d’asile ; et de réconciliation. De ses deux mille habitants, la moitié la plus instable est catholique : signe de division, comme le génie français en a souffert tant d’exemples ; mais ici, surmonté, presque insensible, et qui stimule sans plus déchirer. (…)

 À Dieulefit, nul n’est étranger : celui qui va débarquer tout à l’heure, rompu par un affreux trajet d’autobus, affamé, poursuivi peut-être, et qui vit dans la terreur des regards braqués sur lui, qu’il se rassure, la paix enfin va l’accueillir, il se trouvera parmi les siens, chez lui, car il est le prochain pour qui toujours la table est mise.

Le village vit doubler sa population pendant la guerre, sans cesser d’être homogène, sans perdre son identité. Et je ne parle pas des milliers de réfugiés de toute sorte, qui passaient, s’asseyaient un instant, rompaient le pain avec leurs frères, et repartaient avec la certitude qu’ici du moins ils étaient aimés. Dans le tourbillon d’un Exode qui pour beaucoup dura quatre années, ceux-là qui sentaient sous leurs pas se dérober toute la terre, qui n’avaient plus ni bien, ni patrie, croyaient rêver qu’ils prenaient pied sur le sol ferme : ils mettaient des semaines à rééduquer leur liberté, à s’adapter aux visages de bon aloi qui se donnaient à eux d’avance. Mais tôt ou tard ils cédaient au bien-être, se détendaient : leur hostilité de parias s’effaçait, devenaient des visages quotidiens. J’ai vécu dix ans au pays natal, et tout l’été dix années encore : mais Dieulefit est ma petite patrie".

La diversité d’origine des proscrits

« Je suis sûr de n’être point seul à penser de la sorte, parmi les centaines d’errants que ce village adopta. Les uns fuyant des quatre coins d’Europe, Alsaciens, Belges, Polonais, Allemands ; d’autres, Américains ou Anglais, trapped, (depuis novembre 1942, la Drôme est le département qui a été choisi comme lieu de résidence pour les Britanniques et les Etatsuniens refoulés des départements côtiers) pris au piège, et sous la menace des camps ; des repris de justice (la justice de Vichy ) qui préféraient la savoir à distance ; des gens qui avaient un passé, hypothèque bien regrettable en un temps où les dénonciateurs patentés n’arrêtaient pas de racler leurs souvenirs ; des Juifs enfin, quelques-uns Français, la plupart on ne savait d’où, par centaines, si terrorisés qu’on lisait leur race dans leurs yeux, mais autour d’eux chacun refusait de le voir, pour ne pas humilier leur détresse (délicate définition du Juif et de l’attitude des Dieulefitois ) : en tout, près de deux mille nouveaux venus. Presque tous, quand ils n’avaient déjà de faux papiers, en recevaient tout un jeu, par les soins d’une fille admirable, secrétaire de mairie. » Pierre Emmanuel évoque ici Jeanne Barnier, une des Dieulefitoises qui aida remarquablement les proscrits en leur fournissant de fausses cartes d’identité.

Dieulefit, l’homme et Dieu.

« Cet indice matériel montre bien la force d’assimilation du village ; ou plutôt son pouvoir unifiant. Dieulefit, pendant ces quatre années, illustra consciemment la leçon de l’Épitre aux Romains : il n’y a ni Juifs, ni Grecs, il n’y a que des hommes sous le regard de Dieu ; une seule définition de l’homme et qu’il faut défendre partout, en tout homme où elle est menacée. Je ne sais si mon voisin, l’électricien communiste, ou Mademoiselle Marie, la vieille couturière protestante qui venait ravauder notre linge, auraient pu formuler cette définition : mais le pourrais-je moi-même ? Quand madame Peyrol, qui ne décolérait pas contre son poste, qu’elle débranchait parfois, de rage, pour le rebrancher aussitôt, s’écriait avec son accent du midi : « Tous les hommes sont des hommes, quand même », cette simple équation se suffisait : A est A, et ne peut-être, ne sera jamais non-A. »

On ne peut que souscrire à ces définitions de l’homme qu’elle vienne d’une simple Dieulefitoise ou d’un homme de lettre de grande stature.

Andrée Viollis, la journaliste à Ce Soir, témoigne en octobre 1944 :

« Dieulefit. petite bourgade de la Drôme à trente kilomètres d’une gare, elle semble au bout du monde. Ses vieux toits de tuiles vermeilles appuient leur front aux montagnes dépouillées dont les lignes sont si pures et qui, de toutes parts, l’enserrent. Sa rue unique, étroite, entre des maisons vétustes et de modestes boutiques, s’en va en musant, de la place de l'Église à la Grande Place, cœur du pays, où règne le temple, puis court vers les champs et se transforme en route. C’est encore le Dauphiné, son climat âpre, ses sommets couronnés de neige pendant l’hiver. Mais ce sont les couleurs claires, changeantes de la Provence, son ciel haut et limpide. On trouve de robustes châtaigniers aux lourds ombrages, et des landes rocailleuses où poussent les bruyères et la lavande. Là-dessus, très souvent, trop souvent, un grand vent éclatant et dur qui ne se s’appelle pas le Mistral, mais lui ressemble comme un frère. Et les habitants, ceux du bourg, comme ceux des hauteurs, ont à la fois le rude bon sens, la droiture, la ténacité des montagnards et l’imagination dorée, la narquoise bonne humeur des gens du sud. Ajoutez-y le levain huguenot  (…) Plus loin, en pleine campagne, c’est la pension Beauvallon, vieille ferme longue et basse, tapissée de vigne vierge, avec sa petite rivière, et ses bouquets de peupliers qui, au printemps et à l’automne, luisent comme de grands cierges d’or, elle fut pour moi, pour nous tous, les sans-foyer , le plus discret, le plus cher des asiles »

On peut remarquer la similitude de la description géographie d'Andrée Viollis avec celle de Pierre Emmanuel. La gare qu'évoque Andrée Viollis est celle de Montélimar.

Plus récemment un historien, Pierre Vidal-Naquet, évoque dans ses Mémoires, la bourgade qui l'accueillit durant la guerre.

« Dieulefit. était pour moi un centre qu’ourlaient plusieurs cercles concentriques qui ne sont aujourd’hui que quelques noms, quelques images. Il y avait bien sûr, le village avec l’église et le temple, la poterie qui fournissait une faïence rustique d’excellent aloi. Deux points essentiels de référence : à 4 km sur la route de Montélimar, le village de Poët-Laval était à la fois, suivant le lieu d’où l’on venait, le signe de l’arrivée ou du départ. C’était surtout le symbole de l’abandon des villages perchés (...) Sur la route de Nyons au contraire, qui passait devant les Brises, à 2 km du centre, peu avant d’arriver au croisement de Montjoux, on tournait à gauche et l’on s’enfonçait dans un autre mystère, Beauvallon : or des automnes, rouge des argiles, beige des sables, hauteur des châtaigniers. Beauvallon, c’était le domaine de « Tante Marguerite » -Marguerite Soubeyran- qui était à la tête d’une maison d’enfants où se pratiquaient les méthodes « nouvelles » et qui était un des hauts lieux du Refuge. Beauvallon, c’était surtout pour moi une cabane dans les bois. Là, habitait le peintre Willy Eisenchitz, qui, pendant l’Occupation signait Villiers (...) Au-delà, il y avait le grand tour que je fis à vélo, par Vesc et Comps. On y changeait à tout moment de paysage, passant de l’humide au sec, presque comme en Espagne ou dans certaines îles grecques (...) Mais cet espace, nous le parcourions surtout, par morceaux, à pied, à la recherche de ravitaillement. »

Ces extraits de texte sont un morceau de bravoure en l’honneur d’une bourgade symbole d’une Résistance non armée, même si des maquis gravitaient autour d’elle.


Auteurs : Alain Coustaury Sources : Emmanuel Pierre, Qui est cet homme, Librairie universelle, Paris, 1947, 353 pages, pages 329 à 324. Vidal-Naquet Pierre, Mémoires la brisure et l'attente 1930 1955, Seuil/La Découverte, 1995, 306 pages