Le 14 juillet 1944 à Chelles

Légende :

Rapport du commissaire de police de Chelles au commissaire principal, chef du district de Seine-et-Marne à Melun, 14 juillet 1944

Genre : Image

Type : Rapport de police

Source : © Archives départementales de Seine-et-Marne Droits réservés

Détails techniques :

Rapport dactylographié d'une page

Date document : 14 juillet 1944

Lieu : France - Ile-de-France - Seine-et-Marne - Chelles

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Contexte historique

Un mois après le débarquement allié en Normandie, le 14 juillet 1944 fut marqué par un déferlement patriotique, encouragé par la radio de Londres et les organisations de Résistance. En accord avec les autorités allemandes, Darnand donna l'ordre aux préfets d'interdire toute cérémonie officielle à l'occasion de la fête nationale et de renforcer les forces de police pour prévenir ou réprimer les manifestations. Néanmoins, pour la première fois depuis 1940, quelques villes et villages de France purent librement célébrer le 14 juillet.
Les Français libres et le CNR décidèrent malgré tout de mobiliser leurs compatriotes. En raison des circonstances nouvelles, le CNR entendait faire du 14 juillet 1944 le prélude à l'insurrection nationale.
Il invita à la grève, ce jour ou le suivant, si les "hommes de Vichy esquivent l'épreuve de force en [en] faisant un jour férié" et préconise des manifestations appelées à clairement s'inscrire dans la perspective de l'insurrection nationale. Des instructions spéciales sont adressées aux FFI et FTP pour faire du 14 juillet une "journée d'attaques généralisées contre les occupants et les traîtres".
Pour les socialistes, composante minoritaire au sein du CNR, il semblait plus judicieux que les efforts du peuple français et les efforts militaires alliés fussent coordonnés. Or, dans une lettre adressé le 7 juillet à Jacques Debû-Bridel au nom de la SFIO, le secrétaire général du Parti socialiste Daniel Mayer assura qu'il ne croyait pas que les "circonstances politiques et militaires soient remplies qui assureraient le succès de l'insurrection nationale" (Danielle Tartakowski). Il craignait qu'en poussant trop rapidement les Français vers l'insurrection, faute d'un soutien et d'une coordination militaires des troupes de Koenig, les massacres allemands seraient encouragés. Malgré cette divergence de vues, les autres forces du CNR décidèrent de lancer ensemble un appel national à manifester. L'appel fut publié par L'Humanité les 30 juin, 1er et 14 juillet 1944, repris par d'autres journaux clandestins et relayé par des tracts de la CGT dont certains s'adressaient à des catégories socioprofessionnelles spécifiques tels les opérateurs et projectionnistes du cinéma (Tract émanant du Comité de la libération du cinéma appelant à cesser le travail le 14 juillet, contre l'envahisseur, les massacres perpétrés par les Allemands et contre la famine : "Il faut chasser l'envahisseur et l'écraser par la force invincible de l'Insurrection nationale…", Archives de la PP) ou, plus largement, aux femmes ("Toutes unies dans les Comités des femmes de France en avant pour l'Insurrection nationale inséparable de la libération nationale". BN, Rés. G. 1476. IV).
La propagande clandestine encouragea les Français à chômer toute la journée du 14 juillet, (ou le 15 si le 14 était décrété jour férié), à porter les trois couleurs nationales, à brandir le drapeau français et à le hisser sur les bâtiments publics, clochers ou usines, à répondre aux mots d'ordre de manifestation selon les lieux et heures déterminés par les mouvements locaux de résistance (généralement autour des monuments aux morts, devant les mairies ou les places publiques, dans les grandes artères). Ils voulaient aussi les encourager à rejoindre les organisations résistantes pour poursuivre la lutte contre les Allemands. Ce 14 juillet, dont on rappela qu'il était l'anniversaire de la prise de la Bastille, devait être un jour de combat : "Les armes à la main, drapeau tricolore en tête, la Marseillaise aux lèvres, attaquons toutes les Bastilles hitlériennes. Unissons-nous, armons-nous, battons-nous" (Bulletin d'information du Front national de lutte pour la libération de la France, n° 11, juillet 1944). La passivité était condamnée ("Tout citoyen qui maintenant resterait passif aiderait l'ennemi à prolonger ses crimes", France d'Abord, n° 57) car, comme le spécifiait l'appel du CNR, au nom du souvenir de 1789 et du courage de nos ancêtres, le peuple de France devait se battre pour la liberté du pays : "Que l'audace de nos aïeux aux grands jours de notre histoire nous inspire à nouveau ! Que l'élan qui jeta le peuple de Paris sur la Bastille au 14 juillet 1789, que l'esprit de Valmy et le souffle de la Marseillaise soulèvent à nouveau la Nation !".

Les paroles prononcées par les divers intervenants sur les ondes de la BBC n'incitèrent pas les Français à considérer le 14 juillet 1944 comme le prélude à l'insurrection nationale. La prudence fut de mise et les interventions relatives au 14 juillet se concentrèrent essentiellement sur deux jours, les 13 et 14 juillet 1944. Chaque intervenant voulut d'abord rendre hommage aux patriotes qui se battaient pour la libération du pays, à l'image de leurs aïeux de 1789, saluer le peuple de France décidé à participer à sa propre libération et reconnaître sa dignité face aux nouvelles souffrances endurées ou à venir. L'heure n'était pas à la mobilisation guerrière, sauf sur les ondes de Radio-Alger où l'on diffusa une chronique des FFI selon laquelle le "14 juillet, à Paris, à Marseille, à Lyon, dans toute la France asservie, sera le dernier appel des courages avant l'irrésistible soulèvement national qui submergera l'ennemi".

Le Comité parisien de libération constitua un relais efficace des consignes données par le CNR. Les comités de libération locaux furent en effet chargés de prolonger et de coordonner l'action prévue dans les localités proches de la capitale. Chaque comité devait préparer des manifestations et prévoir des moyens d'agitation démontrant la combativité populaire. Il s'agissait avant tout de "rassembler tous les patriotes dans une action d'ensemble plus virile que jamais, capable de mettre en mouvement toute la population de notre département sur lequel la France entière a toujours les yeux fixés".
Certains se préparèrent à l'action dès la fin juin. Le 1er juillet, une manifestation s'organisa rue du faubourg du Temple sous la protection des FTP contre l'insuffisance du ravitaillement. Le 5, une cinquantaine de personnes défila dans le XIIIe arrondissement aux cris de "Bucard assassin". Le 9, des jeunes se dirigèrent vers les mairies du XXe arrondissement et de Drancy pour réclamer du pain. La préparation s'intensifia dans les jours qui précédèrent celui de la fête nationale : des prises de parole furent improvisées sous la protection des milices patriotiques, des papillons et affichettes collés et des banderoles et drapeaux accrochés aux fils télégraphiques. Des équipes de diffuseurs jetèrent des tracts à la volée dans le métro aux sorties des gares de banlieue, dans les queues des arrêts d'autobus, sur les marchés, les artères principales, aux sorties d'usines et de cinémas. A un degré que les renseignements généraux tinrent pour supérieur à l'ordinaire.

Pour le jour dit, on ne chercha pas forcément à rassembler les gens dans des lieux précis et symboliques, mais plutôt à provoquer une multitude de manifestations en diverses localités. Cette parcellisation du mouvement explique peut-être l'analyse faite par la police de Paris, le 24 juillet, qui jugea que "la Fête Nationale du 14 juillet n'a pas provoqué le mouvement populaire auquel on aurait pu s'attendre à la suite des appels lancés par les radios anglaise et gaulliste et du travail de propagande accompli notamment par le Parti communiste clandestin. Les manifestations qui se sont produites n'ont été que de faible envergure et, en dehors du port de cocardes aux trois couleurs, on peut dire que l'ensemble de la population n'a pas suivi les mots d'ordre qui lui étaient adressés". Si l'on considère cependant le nombre de localités où des manifestations patriotiques furent relevées, ce 14 juillet 1944 constitua tout de même une réussite.
Le 14, on compta divers débrayages, à la gare de l'Est où aucun train ne circula, aux Grands moulins de Paris ou on Compteurs de Montrouge où les ouvriers défilèrent de l'usine au monument aux morts. Mais la journée se singularisa surtout des précédentes par les dizaines de manifestations auxquelles elle donna lieu. Ces manifestations qui souvent se dirigèrent vers les monuments aux morts réunirent quelque 100.000 personnes selon le CPL. Certaines témoignaient d'une confiance grandissante : ainsi ces 200 personnes regroupées à l'angle des rues Caumartin et du Havre, autour d'un accordéoniste qui jouait La Marseillaise, les hymnes anglais et américain. A 11h30, dans le XVe arrondissement, 20 personnes, hommes, femmes et enfants, munis d'un drapeau tricolore et d'un bouquet de fleurs, se regroupèrent près du monument aux morts à la mairie et chantèrent La Marseillaise. Ils furent dispersés par des gardiens de la paix. Vers 16-17h00, rue Monge (Ve arrondissement), une colonne de 200 personnes, munies de drapeaux français, défila au chant de La Marseillaise. Ils auraient désarmé un gardien de la paix et tiré des coups de feu. Le cortège dispersé se reforma place de la Contrescarpe, avant d'être à nouveau dispersé avec l'aide de la Feldgendarmerie, au carrefour Gobelins-Saint-Marcel. On ne signala pas d'arrestation.
D'autres se déroulèrent sous la protection des FTP et témoignèrent parfois du basculement de la police, rue de Belleville par exemple où les manifestants furent évalués à de 20.000 par L'Humanité, 10 fois moins selon la police, ce qui en ces circonstances, reste important. La rue n'était pas pour autant sans danger et l'intervention allemande, souvent tardive, fit des victimes. Des manifestants furent blessés à Choisy et à Ivry et Yves Toudic, tué rue de Belleville...
Vers 16h20, place de l'Etoile, un homme apparemment ivre entonna La Marseillaise reprise en chœur par la foule pendant quelques secondes. La police municipale mit fin à cet incident. Vers 18h30, plusieurs milliers de manifestants se retrouvèrent rue de Belleville (XXe arrondissement), lançant des tracts et criant "Paris veut du pain". La police municipale et des gendarmes allemands intervinrent, tirant des coups de feu et blessant une femme à la jambe. Au même moment, la place de l'Etoile fut envahie par de nombreux manifestants et quelques incidents se produisirent, dus à la LVF. A 19h00, le calme était revenu. A la même heure, place de la République, des inspecteurs des RG tentèrent d'arrêter des distributeurs de tracts et firent feu. Un homme fut tué et une femme blessée. A 19h15, quelques échauffourées se produisirent dans le XIe arrondissement, rue de la Fontaine-au-Roi où une trentaine de jeunes gens tentaient de former un cortège qui fut dispersé par les gardiens de la paix. A la même heure, rue Saint-Maur, une centaine de manifestants fut à son tour dispersée. Une femme fut là aussi blessée par balle, mais il n'y eut pas d'arrestation. A 20h20, rue de Vanves, dans le XIVe arrondissement, environ 200 jeunes gens portant un drapeau tricolore auraient été dispersés par la police municipale. Peu après, 50 personnes qui tentaient encore de former un cortège furent éparpillées avenue Simon Bolivar (XIXe arrondissement). Il en fut de même pour 3 à 400 personnes présentes avenue d'Orléans, dans le XIVe arrondissement, à 23h20, et pour 150 autres manifestants, munis de torches, qui voulurent se rassembler place du Combat, avant d'être dispersés vers minuit.
Notons qu'au cours de l'après-midi, en un lieu de Paris non précisé dans les rapports de Police, le dessinateur membre du PPF, Ralph Soupault, qui arrachait les cocardes tricolores des passants, s'attira des protestations. Il sortit un revolver et blessa deux personnes. Au cours de cette journée, les rapports du GPRF estimèrent à 9.000 le nombre de patriotes ayant défilé individuellement, et dans le calme, devant la tombe du Soldat inconnu. La flamme avait été ranimée à 18h30 par la Fédération des grands invalides de guerre. Environ 100 personnes participèrent à la cérémonie et 300 y assistèrent. Il n'y aurait pas eu d'incident.

Qu'en était-il en banlieue parisienne ? En Seine-et-Oise, des traces de propagande et le déroulement de manifestations populaires furent relevées dans plusieurs dizaines de communes.
On releva dans de nombreuses communes des tracts, des drapeaux et des emblèmes. Ainsi, à 10h30, la Feldgendarmerie de Saint-Germain-en-Laye procéda, en gare de Verneuil-Vernouillet à l'arrestation de 13 cheminots accusés d'avoir hissé trois drapeaux tricolores sur un wagon et sur le hall de la gare. L'un d'eux parvint à s'enfuir, neuf furent relaxés et trois maintenus en état d'arrestation pour vol et abandon de travail. Ils furent incarcérés à la prison du Cherche-Midi, à Paris. Des fleurs furent déposées sur de nombreux monuments aux morts comme à Ivry, Gentilly, Epinay-sur-Seine, Stains ou aux Mureaux. A Cormeilles, une collecte fut organisée pour déposer une couronne sur la tombe de militaires américains, au cimetière. Des arrestations furent opérées. Des manifestations sur la voie publique, bien souvent aux accents de La Marseillaise, se déroulèrent à Montrouge (17h15, 200 ouvriers et ouvrières de la compagnie des Compteurs), à Ivry (à 9h30, 15 personnes et 200 à 16h00), à Puteaux (11h20, 100 à 200 jeunes gens de 18 à 20 ans encadrés par des individus armés. Deux coups de feu furent tirés et deux personnes furent arrêtées), à Stains (12h35, 1.000 personnes environ), Gennevilliers (15h25, 400 à 500 personnes), Vitry (17h00-18h30, 500 à 600 manifestants), à Choisy-le-Roi (18h00, 300 personnes venant de Vitry : les gendarmes allemands auraient ouvert le feu, blessant deux personnes avant d'en arrêter 25), à Pussay (une centaine de personnes), à Aulnay-sous-Bois (vers 10h15, une quarantaine de personnes, dispersées par la police allemande qui a tiré un coup de feu. Pas de blessés, deux personnes arrêtées), à Neuilly-sur-Marne (vers 15h00, 200 personnes se rassemblèrent devant la mairie et entonnèrent la Marseillaise) et à Houilles (où une centaine de personnes déposèrent des gerbes de fleurs au monument aux morts).
Enfin, des grèves eurent lieu à Montrouge, à la compagnie de fabrication des compteurs (1.400 ouvriers sur les 1.800 formant l'équipe de nuit cessèrent le travail à 4h30 au lieu de 7h00), aux Ateliers de la SNCF, région Est, aux Grands Moulins de Paris (XIIIe arrondissement)…

Malgré la présence encore visible des forces d'occupation, à Paris et dans sa région, la fête du 14 juillet fut suivie par une population aux élans patriotiques, vêtue des couleurs nationales et entonnant, en de nombreux points de rencontre, La Marseillaise. Certes, la journée ne fut pas marquée par des actions pouvant laisser penser qu'il s'agissait là d'un prélude à l'insurrection nationale, mais la ferveur d'hommes et de femmes résidants dans la capitale ou ses environs, ouvriers dans leur grande majorité, permet d'affirmer que la mobilisation fut particulièrement bien préparée. Cet ultime 14 juillet de guerre constitua le dernier appel à manifester symboliquement, lancé par les mouvements de résistance et relayé, du bout des lèvres, par la BBC.
Les actions permirent une jonction grandissante entre la protestation individuelle et l'action des forces organisées. Elles furent l'occasion de recruter de nouveaux FTP, l'instrument de l'osmose indispensable à l'insurrection nationale et parfois l'origine de la grève insurrectionnelle. L'action engagée en région parisienne pour obtenir la libération des cheminots arrêtés dans la manifestation d'Ivry contribua ainsi au déclenchement de celle du 10 août.


Aurélie Luneau, Danielle Tartakowsky, "Le 14 juillet 1944 en Ile-de-France" in DVD-ROM La Résistance en Ile-de-France, AERI, 2004