La littérature clandestine : singularité de la France

Légende :

Enregistrement sonore clandestin par Paul Eluard de ses poèmes « Tuer » et « Avis ». En visuel, couverture du recueil clandestin L'Honneur des poètes II Europe (Editions de Minuit, mai 1944), d'où sont extraits ces poèmes.

Genre : Son

Type : Poème

Source : © Institut national de l’audiovisuel Droits réservés

Détails techniques :

Durée : 1 minute 52 s

Date document : Mai 1944

Lieu : France - Ile-de-France - Paris - Paris

Ajouter au bloc-notes

Analyse média

Ces deux poèmes sont enregistrés clandestinement quelques jours avant leur parution en recueil dans L’honneur des poètes II Europe, en mai 1944.  Car une petite équipe de professionnels de la radio prépare alors dans l’ombre la reprise des émissions après la Libération, sous l’impulsion de Jean Guignebert et Pierre Schaeffer. Celui-ci, qui anime officiellement un atelier de création radiophonique, le Studio d’Essai, fait fabriquer et cacher des émetteurs et préparer un stock d’enregistrements à diffuser au moment de la Libération, en puisant dans les publications clandestines des poètes résistants.

Hermann Moyens, un des collaborateurs de Pierre Schaeffer organise ainsi au printemps 1944 plusieurs sessions clandestines d’enregistrement le dimanche matin, dans les locaux du Club d’Essai situés rue de l’Université. Paul Eluard et Jean Lescure viennent y lire des poèmes extraits des deux recueils collectifs L’Honneur des poètes, auxquels ils ont participé. Les disques des enregistrements seront cachés jusqu’à la Libération chez la belle-mère de Jean Tardieu, autre contributeur des recueils.

Dans le poème « Tuer », Eluard contracte en quelques lignes tout le temps de l’Occupation. Il joue sur l’incertitude contenue dans le titre laconique du poème (qui tue qui ?), encore plus forte à l’audition (« tuer » ? « tué ? ») ainsi que sur la répétition trompeuse de l’expression « cette nuit ». Car la « nuit » de la première strophe est une nuit noire évoquant l’ambiance de 1940, la nuit de l’occupation qui tombe sur une France vaincue, «l’étrange paix » sur laquelle parie Vichy, les prisonniers absents : bref, une période où seuls les Allemands « tuent ». La nuit de la seconde strophe renvoie aux années suivantes et jusqu’au présent de 1944 : c’est une nuit claire, où la lueur de l’espoir vient pour les Parisiens, paradoxalement, du « crime » - allusion aux qualificatifs (criminels, terroristes, bandits, etc) dont la propagande officielle accable depuis 1941 les résistants auteurs d’attentats. Cet éloge du « crime contre les bourreaux » reflète aussi l’évolution de l’état d’esprit des résistants eux-mêmes à l’approche du débarquement. Des mouvements de résistance naguère réticents devant la lutte armée la ressentent désormais comme nécessaire : le titre d’Eluard résonne comme un écho à l’éditorial du 25 février 1944 du plus grand journal clandestin de zone nord, Défense de la France : « Le devoir de tuer ».

Le poème « Avis » fait référence aux avis d’exécutions de résistants placardés sur les murs par l’occupant, réalité bien connue de la population en 1944. Dans le corps du texte, l’expression « la nuit précédant sa mort » renvoie, en creux, à la dernière lettre que les futurs fusillés ont le droit d’écrire avant leur exécution. Certaines de ces dernières lettres sont déjà connues par la BBC ou la presse clandestine. Enfin, l’accent mis par Eluard sur « il n’avait pas un camarade mais des millions et des millions » ne doit pas être assimilé à de la propagande : le poète ne prétend pas que les résistants français sont aussi nombreux, il utilise ici le mot « camarade » dans son sens internationaliste, désignant tous les résistants antifascistes des pays occupés (Eluard a réadhéré au PCF pendant la guerre).


Bruno Leroux

Contexte historique

Fait singulier dans les pays d’Europe occupée, la Résistance française a donné naissance à deux "maisons d’édition" clandestines à vocation principalement littéraire : les Editions de Minuit avant tout, et La Bibliothèque Française. Edités à très petit nombre, ces ouvrages ont cependant reçu un écho démultiplié grâce à la presse clandestine, qui les citait, et surtout grâce à la France libre ainsi qu'à des éditeurs des pays alliés en guerre, qui en ont publié des éditions destinées au monde libre. Ces publications avaient un enjeu essentiel, compte tenu du prestige culturel de la France avant la guerre. Elles permettaient de contrer la propagande allemande qui prétendait que l’Occupation n’avait nullement entamé la vie culturelle à Paris et organisait des voyages d’écrivains ou d’artistes français en Allemagne. Les éditions clandestines prouvaient que nombre d’écrivains français (écrivant sous pseudonyme) étaient du côté de la Résistance.


Bruno Leroux