Article intitulé "Aura-t-on le courage d'instaurer le vote familial ?", décembre 1944

Légende :

Article intitulé « Pour une démocratie totale - Aura-t-on le courage d'instaurer le vote familial ? », paru dans Le Méridional, édition du 12 décembre 1944

Genre : Image

Type : Article de presse

Source : © Archives départementales des B-d-R - PHI 418-1 Droits réservés

Détails techniques :

Document imprimé sur papier journal.

Date document : 12 décembre 1944

Lieu : France - Provence-Alpes-Côte-d'Azur - Bouches-du-Rhône - Marseille

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Analyse média

L'équipe provençale des Cahiers de Témoignage chrétien obtient, le 9 septembre 1944, l'autorisation de faire paraître un quotidien sous le titre Le Méridional. Le premier numéro paraît le 11 septembre.

Le chapeau en caractère gras rappelle que les élections municipales et cantonales qui se tiendront en février 1945 (repoussées en réalité au 29 avril et 13 mai pour les seules élections municipales) verront pour la première fois les Françaises voter. Le journal prend nettement position en faveur de cette innovation qui permet à la France de rattraper son retard sur les autres démocraties. En revanche, il déplore que le vote familial n'ait pas été introduit au même titre que la citoyenneté des femmes. Cette revendication mise en valeur par les majuscules est en fait l'objet essentiel de l'article qui reprend les revendications de l'organisation familialiste, la Ligue des familles nombreuses.

La première partie de l'article fait appel à des statistiques fondées sur une enquête de 1926 et le recensement de 1931 pour étayer son argumentation. Le corps électoral est segmenté en fonction du statut familial dans une gradation qui va des célibataires hommes et femmes pour aboutir aux familles de deux enfants. Les 21 057 700 électeurs ainsi recensés ne trouvent pas grâce aux yeux de la Ligue des familles nombreuses puisqu'elle est opposée aux familles incarnant pour elle la norme. L'article souligne en caractère gras « Les familles normales et nombreuses (de 3 à 8 enfants et plus) » et considère comme une aberration qu'elles ne représentent que 10 % du corps électoral.

L'auteur de l'article déplore le regard négatif porté par la société sur les familles nombreuses. L’historienne Anne-Marie Sohn montre que, dans l'entre -deux-guerres, trois enfants constituent pour beaucoup de couples le chiffre butoir ; les pères de famille nombreuses sont raillés et les épouses, plaintes.

La première partie de l'article se conclut par la revendication du vote familial, défini comme l'attribution au « père de famille d’autant de voix qu'il a d'enfants de moins de 21 ans ». On peut remarquer que la mère disparaît de cette formulation. L'enthousiasme manifesté en tête de l'article pour le vote des femmes ne saurait être une manifestation de féminisme.

La deuxième partie de l'article, intitulée « Urgence », donne la parole au représentant de la section marseillaise de la Ligue des familles nombreuses, Henri Bernier. Il développe la vision familialiste de la nation, en opposition avec celle d'un État démocratique libéral, pour laquelle les familles « constituent la substance permanente de la patrie ». Elles seules assurent la perpétuité de la nation. Ce sont les enfants de ces familles nombreuses qui devront supporter les décisions prises avec désinvolture par ceux qui n'ont pas contribué à la perpétuation de l'espèce. Les réformes sociales envisagées dans le programme du CNR sont rapidement évoquées : ce sont les petits-enfants de ces familles nombreuses qui devront les financer. La dénatalité - et à relativement court terme, la ruine de la France - seront les conséquences de cette absence de politique en faveur des familles nombreuses, véritable socle de la société.

Les associations familialistes ont échoué à faire introduire le vote familial dans l'ordonnance du 21 avril 1944, mais elles ne désespèrent pas de le faire entrer dans le projet de constitution de la future IVe République. Il est acquis pour l'auteur de l'article que la IIIe République ne renaîtra pas de ses cendres. Afin que le vote familial ne reste pas abstrait pour les lecteurs du Méridional, les modalités habituelles d'application du vote familial sont énumérées : le père vote pour son épouse et ses enfants - cette hypothèse exposée en premier semble la plus naturelle à l'auteur - si la mère le souhaite, elle peut voter, et même partager les voix des enfants avec son mari. L'auteur a une vision très apaisée des familles, en ce qu''il ne paraît pas envisager que cette modalité puisse troubler la paix des ménages. Enfin, si le père est indigne, la mère vote pour elle et ses enfants. Le droit de vote n'est pas dénié aux femmes, puisque les femmes célibataires, veuves ou divorcées pourraient l'exercer. Pour la mère de famille, en revanche, il n'irait pas de soi, puisque son mari pourrait voter pour elle.

Ces dispositions montrent une conception de la famille qui reste patriarcale et hiérarchisée, très éloignée de ce que les premières lignes du chapeau suggéraient. Il s'agit toutefois, pour l'auteur de l'article, de l'incarnation d'une démocratie qualifiée de « totale ».


Auteur : Sylvie Orsoni

Sources :

Anne-Marie Sohn, Chrysalides. Femmes dans la vie privée (XIXe-XXe siècles), tome 2, publications de la Sorbonne, Paris, 1996.

Contexte historique

Le vote familial est une revendication récurrente depuis le début du XIXe siècle. Valorisée par le courant contre-révolutionnaire, la famille apparaît comme la réalité sociale par excellence. Le catholicisme chrétien développe le thème d'un corporatisme familial : la famille forme un corps social, et doit recevoir une représentation juridique. Le familialisme, qui demeure marqué politiquement, demeure minoritaire pendant toute la IIIe République, car il remet en cause les principes de la République qui ne connaît que des individus-citoyens. La période de Vichy voit un retour en force du familialisme. La devise « Travail, Famille, Patrie » laisse espérer aux associations de défense des familles la satisfaction de leurs revendications. La loi Gounot du 29 décembre 1942 crée la Fédération des familles françaises, sur le modèle de la Corporation paysanne (1940) et de la Charte du travail (1941). Le projet de Constitution, proposé en juillet 1941 par le Conseil national de Vichy,  prévoit dans son article 7 « Sauf dans les élections de caractère professionnel, un suffrage supplémentaire est attribué aux chefs de familles nombreuses à raison de leurs responsabilités et de leurs charges ». L'article 21 reprend le principe du vote familial : « Le père, ou éventuellement la mère chef de famille de trois enfants ou plus, a droit à un double suffrage. » La constitution portugaise de 1933, sous la dictature de Salazar, et le conseil national franquiste avaient développé le suffrage familial pour certaines élections. Le projet de Constitution ne se concrétisa pas, mais démontra la parenté de Vichy avec d'autres régimes européens.

À la Libération, le Mouvement Républicain populaire (MRP), fondé par des résistants chrétiens, reprend le thème du vote familial et espère que les débats sur une future constitution lui permettront de faire enfin triompher le corporatisme familial. Le Méridional, dont l'un des dirigeants, Alexandre Chazeaux, participe au congrès fondateur du MRP, ouvre naturellement ses colonnes aux partisans du vote familial. Mais le contexte est peu favorable. L'ordonnance du 21 avril 1944, en accordant le droit de vote aux femmes, a en réalité enterré le vote familial et consacré le principe des droits civiques des individus, et non des groupes.


Auteur : Sylvie Orsoni

Sources : 

Maïté Albistur, Daniel Armogathe, Histoire du féminisme français, Tome 2, Paris, Des Femmes, 1977.

Christine Bard, Les femmes dans la société française au 20e siècle, Paris, Armand Colin, 2001.

Yvonne Knibiehler, Catherine Marand-Fouquet, Régine Goutalier, Eliane Richard (sous la direction de), Marseillaises - Les femmes et la ville, Paris, Côté Femmes, 1993.

Robert Mencherini, La Libération, et les années tricolores (1944-1947), Midi rouge, ombres et lumières, tome 4, Paris, Syllepse, 2014.

Éric Millard, La représentation politique des familles, communication au colloque Pouvoirs de famille, Familles de pouvoir, Toulouse, octobre 2000.

Francine Muel-Dreyfus, Vichy et l'éternel féminin, Paris, Seuil, 1996.

Sylvie Orsoni, La Libération du côté des femmes, Dossier pédagogique n° 8, Archives départementales des Bouches-du-Rhône.