Article "J'ai vu les prisonniers des patriotes", La Marseillaise, 26 août 1944

Légende :

Article de presse intitulé « J'ai vu les prisonniers des patriotes », paru dans La Marseillaise, 26 août 1944

Genre : Image

Type : Article de presse

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Détails techniques :

Document imprimé sur papier journal.

Date document : 26 août 1944

Lieu : France - Provence-Alpes-Côte-d'Azur - Bouches-du-Rhône - Marseille

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Analyse média

Le 26 août 1944, La Marseillaise, journal du Front national, publie en première page un long article sur les prisonniers que les résistants ont pu faire depuis le 19 août, début de l'insurrection. Les personnes arrêtées par les différents groupes armés étaient en général regroupées à la Préfecture. Les Renseignements Généraux font état, dès les premiers jours des combats, de l'inquiétude de la population qui craint les vengeances personnelles ou politiques. La journaliste, qui signe Simone, tient à montrer que le traitement des prisonniers est conforme aux valeurs morales de la Résistance.

Dès le chapeau de l'article, le ton est donné, le sort des personnes arrêtées n'est guère différent de celui de la population marseillaise : « L'ensemble [des caves de la Préfecture] évoque tout à fait l'aspect des abris où tant de Marseillais vivent jour et nuit depuis une semaine. ». Ce thème est développé à nouveau dans le cours de l'article : « Ils ne sont pas bien malheureux, vous savez. On les traite mieux qu'ils ne traitaient les patriotes. Ils mangent aussi bien que l'on peut manger en ce moment, ils sont au frais et à l'abri. » Les prisonniers en conviendraient d'ailleurs.

Dans sa présentation des détenus, Simone sépare hommes et femmes. Aux femmes, le déni : « Les femmes m'entourent, veulent me convaincre de leur innocence. » Elles essaient de jouer, sans succès, sur la solidarité féminine. À travers les exemples choisis par Simone, on retrouve différentes facettes de la collaboration : l'engagement politique (PPF, Milice), l'appât du gain (« telle était payée par la Gestapo ») et bien sûr, les femmes tondues dont le sort paraît autant mérité que banal à la journaliste : « Ces créatures à qui on a coutume de couper les cheveux. »

Aux hommes, la rancœur des vaincus. Là encore défilent PPF, miliciens, dénonciateurs patentés.

À côté de ces anonymes de la collaboration, quelques « gros gibiers » : Henri Bergasse, avocat, élu en 1937 conseiller d'arrondissement au titre du PS ; Vincent Delpuech, directeur du Petit Provençal ; Félix Prax, ex-président du Secours national. Ils ont fait le choix de soutenir le maréchal Pétain et sa politique de collaboration. Les personnalités sont définies par leur apparence qui les sépare du peuple marseillais : « Ils ont le teint encore assez frais, leur santé n'ayant pas eu à souffrir des restrictions. Leur élégance est presque sans défaut. ».

Le dernier paragraphe affirme sa confiance dans la justice populaire, sans préciser quelles instances enquêteront et jugeront les détenus.
Simone revient sur le respect des droits des personnes détenues : « En attendant d'être jugés, tous sont traités en êtres humains, en inculpés et non en coupables. ». Pourtant, les femmes qui ont été tondues préalablement à tout jugement n'ont pas eu droit à la présomption d'innocence, mais leur sort ne paraît pas devoir nuancer cette profession de foi. Cette indifférence est révélatrice de l'état d'esprit d'un grand nombre de Français après quatre années de souffrances et de violence.


Sylvie Orsoni

Contexte historique

Lorsque l'article de La Marseillaise paraît, la bataille de Marseille est engagée depuis plus d'une semaine. La prise de la préfecture, le 21 août, a permis l'installation dans ce lieu symbolique du CDL, puis le 24, de Raymond Aubrac, commissaire régional de la République, reconnu par le CDL comme représentant du Gouvernement provisoire de la République française. Le 25 août, les tirailleurs algériens ont repris l'esplanade de Notre-Dame-de-la-Garde. Le 26 août, au moment où l'article paraît, les Allemands tiennent encore les forts, la batterie du Racati, le cap Janet, les îles Pomègues et Ratonneau d'où ils menacent la ville.

La Marseillaise est l'organe du Front national qui avait décidé le 20 août d'une parution quotidienne. Jusqu'au 23 août, la parution se fait avec les moyens techniques et humains limités de la clandestinité. Le 23 août, la prise de contrôle du Petit Marseillais, par  un groupe de FTPF et de membres des Milices patriotiques, permet de sortir dès le lendemain un journal grand format recto-verso.
Le Petit Marseillais atteignait en 1939 un tirage quotidien de 150 000 exemplaires. C'était, avec Le Petit Provençal, l'un des quotidiens les plus lus de la région. Il devint pendant l'Occupation un fervent soutien du gouvernement de Vichy et de la politique de collaboration. Il incarnait pour les résistants la presse qu'ils voulaient abolir, presse d'avant-guerre, marquée par l'affairisme, et presse des années d'occupation qui a prêté allégeance au régime de Vichy. La rédaction de La Marseillaise comprend de nombreux militants et sympathisants du Parti communiste.

Les Renseignements Généraux font état de tontes de femmes dans plusieurs quartiers de Marseille. L’historien Fabrice Virgili a montré la complexité du phénomène qui ne se limite pas à punir des collaboratrices avérées. La journaliste de La Marseillaise considère comme légitime le marquage de femmes, qualifiées péjorativement de « créatures ». La veille, un article du même journal intitulé « les vraies femmes de France » allait également dans ce sens. Il faut attendre les 3 et 4 septembre pour que deux petits articles s'élèvent contre ce type de violence [Se reporter à l'étude de cas Les femmes et la Libération].

Les arrestations évoquées par l'article ont été effectués par différents groupes de résistants. Les personnes conduites à la préfecture sont interrogées, parfois sans ménagement, par les services du commandant Coco, chef des Milices patriotiques. Les personnalités citées dans l'article ont été arrêtées sur ordre du CDL, sans que cela ne préjuge de leur avenir judiciaire. Le CDL et les autorités du commissariat régional tentent de placer l'épuration dans le cadre légal prévu par le gouvernement provisoire, ce qui conduit Pierre Tissier, commissaire régional de la République par intérim, à créer, le 5 septembre 1944 à Marseille, une cour de justice du ressort de la cour d'appel d'Aix-en-Provence. Le 26 août, l'épuration se déroule encore en dehors des formes légales.


Auteur : Sylvie Orsoni

Sources :

Robert Mencherini, La Libération et les années tricolores (1944-1947). Midi Rouge, ombres et lumières, tome 4, Paris, Syllepse, 2014.

Sylvie Orsoni, La Libération du côté des femmes, Dossier pédagogique n° 8, Archives départementales des Bouches-du-Rhône.

Henry Rousso, « L'épuration en France, une histoire inachevée », in Vingtième siècle, PFNSP n° 33, 1992, pp. 78-105.

Fabrice Virgili, La France « virile », Des femmes tondues à la Libération, Paris, Payot, 2000.