Exposé des motifs de l'ordonnance du 26 août 1944 instituant l'indignité nationale

Légende :

Exposé des motifs de l'ordonnance du 26 août 1944 instituant l'indignité nationale, publié dans le Journal Officiel de la République française du 28 août 1944

Type : Exposé des motifs

Source : © Journal Officiel, 28 août 1944 pp. 767-768 Libre de droits

Détails techniques :

Document de 2 pages.

Date document : 28 août 1944

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Analyse média

L'ordonnance du 26 août 1944 est introduite par un long exposé des motifs. Dès le premier paragraphe, les limites des ordonnances des 26 et 27 juin 1944 sont montrées. Ces ordonnances permettent de sanctionner, en appliquant le Code pénal en vigueur avant-guerre, la collaboration administrative et celle des fonctionnaires. Elles laissent hors d'atteinte ceux qui ont manifesté explicitement et activement leur adhésion au régime de Vichy, considéré comme antinational. Le législateur reconnaît que l'arsenal juridique est insuffisant  puisqu'il ne permet pas « une qualification pénale précise, aux termes d'une règle juridique soumise à une interprétation de droit strict. » Il entend tout particulièrement sanctionner ceux qui, par leurs activités, exercent une influence sur le peuple.

Le deuxième paragraphe pose la notion du citoyen indigne, qui ne peut être mis sur un pied d'égalité de droits avec les citoyens restés fidèles à leurs devoirs. Le citoyen est donc défini par des droits mais aussi des devoirs.

Le troisième paragraphe aborde la question qui a suscité le plus de débats parmi les juristes de la France libre. L'indignité nationale est appréciée de façon rétroactive puisqu'elle qualifie une attitude antérieure à l'ordonnance, ce qui est contraire à l'article 4 du Code pénal. Le législateur assume cette rétroactivité : l'indignité nationale sort du cadre pénal strict, il s'agit d'un jugement politique sur ce que fut le régime de Vichy : « Le système de l'indignité nationale ne trouve pas sa place sur le terrain de l'ordre pénal proprement dit ; il s'introduit délibérément sur celui de la justice politique où le législateur retrouve son entière liberté (...) ».  On peut trouver cette justification plus franche que celle qui consiste à écrire : « La question de la non-rétroactivité ne doit pas se poser à propos de l'indignité nationale. Il ne s'agit pas en effet de prononcer une peine afflictive, ou même privative de liberté, mais d'édicter une déchéance. » Si l'indigne est déchu de l'intégralité des droits énumérés par l'ordonnance, il est en quasi-situation de mort sociale.

Le quatrième paragraphe est construit sur une succession de paradoxes. La première phrase pose le principe d'une qualification précise de l'indignité nationale. La deuxième considère que l'on ne peut définir l'indignité que largement, mais que sa portée sera précisée par « l'indication énumérative des faits essentiels qu'elle englobe ». Le paragraphe, qui avait affirmé à son début son souci d'éviter tout arbitraire, se termine par la latitude laissée à ceux qui appliqueront l'ordonnance sur le terrain de rechercher les coupables « sans [être enserrés] par une formule limitative ». L'adhésion active au régime de Vichy a pris de multiples formes. Le législateur est soucieux de donner un outil permettant de toutes les incriminer, mais se rend compte des dérives possibles d'une justice politique. Il essaie ainsi d'en limiter les possibilités et de rassurer ceux qui, au sein de la France libre, rejetaient toute idée de rétroactivité.

Le cinquième paragraphe annonce la création des chambres civiques qui jugeront spécifiquement les cas d'indignité nationale. Elles seront constituées sur le modèle des cours de justice spéciales.


Sylvie Orsoni

Contexte historique

Les députés de l'Assemblée consultative d'Alger réclament, comme les résistants de l'intérieur, une épuration rapide et vigoureuse, qui ne se limite pas à la collaboration avec l'Allemagne. Ils interpellent fréquemment les membres du GPRF sur les défaillances de l'épuration en Afrique du Nord et le sentiment d'injustice et d'impunité qui s'en dégage.

Comme le montre Anne Simonin, pour eux, le régime de Vichy a porté atteinte à l'unité de la nation, à la liberté et à l'égalité entre Français. Il a donc commis des crimes contre la République et la Nation. L'indignité nationale doit permettre de sanctionner ces crimes.
Elle permet de sanctionner, en particulier, les actes antisémites commis indépendamment de toute demande allemande. C'est le Comité général des Études (CGE), dirigé par François de Menthon, qui définit l'indignité nationale.
Les juristes d'Alger, René Pleven, Henri Queuille, René Mayer et Pierre Tissier s'opposent à l'indignité nationale à cause de la rétroactivité de la loi et de l'utilisation qu'en avait fait  Vichy dans les sections spéciales. L'Assemblée consultative adopte cependant le 10 juillet 1944 le projet légèrement modifié du CGE.

Au gré des ordonnances des 26 juin, 26 août, 28 novembre et 26 décembre, la définition de l'indignité nationale et les peines encourues connaissent des modifications qui reflètent ces dissensions internes.

 


Auteur : Sylvie Orsoni

Sources :

Robert Mencherini, La Libération et les années Tricolores (1944-1947). Midi rouge, ombres et lumières, tome 4, Paris, Syllepse, 2014.

Henry Rousso, « L'épuration en France, une histoire inachevée », in Vingtième siècle, PFNSP, n° 33, 1992, pp. 78-105.

Anne Simonin, Le déshonneur dans la République. Une histoire de l'indignité. 1791-1958, Paris, Grasset, 2008.