Geneviève de Gaulle décrit sa découverte du bidonville de Noisy-le-Grand

Légende :

Dans cette lettre manuscrite datée du 8 février 1982, Geneviève de Gaulle revient en détails sur sa rencontre avec le Père Wresinski et la découverte du camp de Noisy .

Genre : Image

Type : Lettre manuscrite

Source : © ATD Quart-Monde Droits réservés

Détails techniques :

Première page de la lettre manuscrite (voir album joint pour consulter l'ensemble des 6 pages)

Date document : 8 février 1982

Lieu : France

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Analyse média

Transcription :

« Au début de l’hiver 1958, peut-être en novembre, nous rencontrons, mon mari et moi, le Père Joseph pour la première fois. C’est un soir, chez madame de Brancion. Elle nous a déjà parlé du camp de Noisy, de la pauvreté et de l’humiliation de ces familles qu’elle connaît bien, de leurs enfants qui naissent et grandissent sans espoir.

Ce qui nous frappe, dans ce que dit le Père Joseph, c’est que le rassemblement de détresses peut créer une solidarité. S’il nous demande un aide afin d’engager une campagne « pour le charbon » (l’hiver s’annonce rude et l’on peut craindre, dans les igloos si mal isolés, des morts par le froid), il insiste bien davantage sur la nécessité d’interventions afin d’empêcher la disparition du cap et la dispersion des familles. Leur réunion, même si c’est dans la boue et la misère, est une chance qu’elles soient reconnues et entendues. C’est une chance aussi que se créent entre elles les liens qui en feront « un peuple ».

Voilà ce que nous croyons comprendre et l’une des premières démarches qui m’est demandée (nous sommes, mon mari et moi membres du cabinet d’André Malraux, ministre délégué auprès du Général de Gaulle, Président du Conseil) sera pour obtenir de monsieur Sudreau, ministre de la Construction et du Logement, que le bidonville du « Château de France » ne soit pas supprimé avant que ses habitants n’aient retrouvé une véritable demeure.

Ce bidonville, je le connais déjà à ce moment-là. Comme beaucoup, j’ai pénétré dans cet « univers » (comme on dit l’ "univers concentrationnaire") un lieu à part, où les chemins qui s’arrêtent, les lumières éteintes, symbolisent l’exclusion des familles. Les enfants, qui jaillissent de partout, tirant vers eux le Père Joseph, n’ont pas droit à la cantine scolaire, bien qu’ils soient les plus éloignés de l’école. Comment supporter cela ? et ce qu’on découvre peu à peu du fardeau, impossible à soulever pour quiconque et qu’une génération après l’autre reçoit sur ses trop faibles épaules.

« O Terre de détresse
Où nous devons sans cesses Piocher…Piocher… »

chantions nous à Ravensbrück. Bien sûr, il n’y a pas de commune mesure entre ces deux espaces de détresse… mais si l’on a ressenti une fois dans sa vie le rejet, l’humiliation, son goût amer ressurgit quand on croise, dans les allées du camp de Noisy, aux noms de fleurs, ces hommes et ces femmes toujours déconsidérés, toujours méconnus.

Un incendie détruit un igloo quelques temps plus tard et cause la mort de deux petits enfants. Dans la chapelle du camp, familles et amis se pressent autour des pauvres parents et du Père Joseph qui célèbre la messe. Je retrouve ce que j’ai connu à Ravensbrück : la misère des corps et cette fraternité indissoluble des plus pauvres, épaule contre épaule. Quelles qu’en soient les formes, je sais maintenant que la solidarité avec mes camarades de déportation s’étend désormais à d’autres. Je les connais mal, mais nous sommes unis pour toujours.

Ma reconnaissance à l’égard du Père Joseph c’est d’abord de m’avoir permis – même si c’est bien peu et bien mal – de répondre à cette exigence. Le mouvement ATD Quart monde, qui s’est construit avec quelque dizaines de familles de Noisy, a pu s’agrandir, évoluer, se transformer, peut m’importe, tant qu’il reste le garant de cette fidélité aux plus pauvres, le lien de la fraternité avec eux.

Geneviève de Gaulle Anthonioz
Le 8 février 1982