Le Bund en France au lendemain de la Libération

Légende :

Chapitre "La Libération", mémoires de Pinkhes Mints [Aleksander], In di yorn fun yidishn umkum un vidershtand in Frankraykh: perzenlekhe zikhroynes [Dans les années de résistance en France : souvenirs personnels], Buenos Aires, Yidbukh, 1956, pp. 253 à 258. Traduit du yiddish par Erez Levy (Centre Medem-Arbeter Ring).

Type : Témoignage

Source : © Centre Medem-Arbeter Ring Droits réservés

Date document : 1956

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Analyse média

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Contexte historique

A la fin de ses souvenirs des années de guerre, le bundiste Alexander Mints, qui a passé l’occupation dans la région d’Agen (Lot-et-Garonne) puis à Grenoble (Isère) et enfin à Lyon (Rhône), se souvient en ces mots de l’entrée des Américains et des résistants dans la capitale de la soie en septembre 1944 :
"Voici que s’approchent les premières unités blindées américaines, et c’est un tonnerre d’applaudissements, dans un enthousiasme indescriptible, qui accueille ces premières colonnes de l’armée régulière. Les visages des "boys" américains, perchés sur leurs pièces d’artillerie automotrices, ou marchant à leurs côtés, resplendissent, tandis que la foule les couvre de fleurs, ces décorations que les Françaises ne manquèrent pas de leur offrir. Derrière les "boys", ce sont les Résistants français qui défilent, d’un pas solide, eux aussi accueillis par des exclamations de ferveur. Les Françaises et les Français, larmes aux yeux, se jettent dans leurs bras. […]
Qui serait capable de représenter les émotions qui triomphent dans un tel moment, où tous les sens humains perçoivent d’un seul coup la liberté retrouvée ? Seuls ceux qui vivent un pareil instant peuvent en mesurer l’immensité, et seuls ceux qui ont un jour perdu la liberté peuvent véritablement éprouver la joie de la retrouver."

Pour les Juifs, le départ des Allemands et la fin du régime de Vichy signifient la liberté retrouvée et la fin d’une existence sous la menace constante de l’arrestation et de la mort. Les mots d’Alexander Mints indiquent cependant que, pour les bundistes, l’intense et sincère liesse de la liberté retrouvée n’est que de courte durée :
"Ainsi se passèrent les premiers jours de la Libération. Après chaque grande vague d’émotion venait l’apaisement et le dégrisement, comme la vie quotidienne revenait après une journée de célébration religieuse. […] Notre joie sans mélange des jours où la Libération avançait à pas conquérants et de ceux où elle était fêtée partout n’aura pas duré longtemps."

Le monument du Bund au cimetière de Bagneux porte les noms de 250 sympathisants bundistes, dont des enfants, assassinés en France ou déportés depuis la France pendant la Shoah. Seuls quelques-uns des membres du Bund déportés reviennent après la Libération (dont David Berkauer, Charles Papiernik et Simon Borenstein). Le mouvement bundiste, qui comptait avant-guerre 800 à 1000 membres adultes, n’en rassemblerait plus que 600 en avril 1945 si l’on se fie au nombre d’adhérents à la société de secours mutuel l’Arbeter-Ring. Constatant l’ampleur des pertes humaines au sein de leur mouvement en France et prenant conscience de l’anéantissement du monde juif en Pologne, où vivaient encore avant-guerre des membres de leurs familles et leurs camarades de parti, les bundistes pleurent les leurs comme l’ensemble du peuple juif d’Europe assassiné :
"L’image macabre du peuple juif mené au sacrifice se mit à nous hanter sans répit, et la joie renaissante tout comme le désir revigoré de bâtir une vie nouvelle succombaient devant elle, comme si elle déversait sans cesse les gouttes d’un poison inexorable sur nos esprits. Dans les coupes qui avaient étanché nos âmes du nectar de cette joie nouvelle, c’était une dose intarissable de tristesse et de larmes que nous buvions depuis que parvenaient les nouvelles du crime de masse hitlérien qui avait frappé des millions de Juifs."

Les bundistes se confrontent à la destruction massive des Juifs d’Europe en étant parfaitement conscients des responsabilités de la collaboration dans le déroulement du plan génocidaire nazi. S’ils saluent le rôle de la résistance armée dans la libération du territoire français, ils n’adhèrent par conséquent pas au "résistancialisme" des lendemains de la Libération, qui surévalue l’adhésion et la participation des Français à la lutte contre l’occupant allemand sans remettre en question les failles de cette action clandestine et occulte les crimes commis sous le régime de Vichy. A l’heure du gaullisme triomphant et de la glorification du parti communiste des "75 000 fusillés", leur action sociale clandestine ou semi-clandestine, qui a pourtant permis de sauver des centaines de vie, ne fait alors aucunement partie des actes reconnus comme relevant de la Résistance.

Qu’ils aient survécu à Paris, en province ou en Suisse, où des dizaines d’entre eux ont réussi à s’enfuir, les rescapés bundistes endeuillés et meurtris entreprennent de reconstruire leur mouvement. Avec l’aide essentielle du Jewish Labor Committee de New York et sous les auspices de la société de secours mutuels Arbeter-ring, ils viennent en aide aux enfants et adultes dans le besoin, dont nombre de nouveaux immigrés qui, à la fin des années 1940, fuient l’antisémitisme et le communisme en Europe de l’Est. Deux maisons d’enfants, le préventorium Vladeck (nommé d’après le bundiste et socialiste américain Baruch Charney Vladeck) à Brunoy et la maison "Champsfleur" au Mesnil-le-Roi, sont les joyaux de cette reconstruction. Le projet politique en faveur du socialisme et de la démocratie (soit l’opposition au communisme dans ce contexte de guerre froide), toujours de mise au sein du projet bundiste, est un corollaire indispensable à leur action sociale et culturelle. Les liens tissés avec des résistants socialistes sous l’occupation, dont Daniel Mayer, se poursuivent ainsi après-guerre.

Au sein du Bund en France après-guerre, les bundistes morts au combat (qui sont essentiellement des jeunes) sont commémorés. La lutte armée en France est évoquée ainsi que celle ayant eu cours dans d’autres pays et en particulier lors du soulèvement du ghetto de Varsovie d’avril-mai 1943. La résistance sociale, si essentielle à la lutte des Juifs contre les persécutions et violences nazies, n’est pas oubliée. L’éducatrice et responsable de la cantine du Bund à Paris sous l’occupation, Esther Richter (connue sous le nom d’Ika), morte au fort de Romainville en 1941 ou 1942, n’est ainsi pas moins honorée que le jeune Charles Szulc, mort les armes à la main à Villeurbanne le 25 août 1944 à l’âge de 21 ans.


Auteur : Constance Pâris de Bollardière

Sources et bibliographie (sélection) :
Centre Medem, Une maison d’enfants à Brunoy. Le préventorium Vladeck, 1946-1961, catalogue d’exposition, 2017.
Catherine CollompRésister au nazisme. Le Jewish Labor Committee, New York, 1934-1945, Paris, Editions du CNRS, 2016.
Pinkhes Mints [Aleksander], In di yorn fun yidishn umkum un vidershtand in Frankraykh: perzenlekhe zikhroynes [Dans les années de résistance en France : souvenirs personnels], Buenos Aires, Yidbukh, 1956.
Katy Hazan, Les orphelins de la Shoah : les maisons de l’espoir, 1944-1960, Paris, Les Belles lettres, 2000.
Henri Minczeles, "La résistance du Bund en France pendant l’Occupation", Le Monde juif. Revue d’Histoire de la Shoah, 154 (1) 1995, p. 138-153.
Henri Minczeles, "Témoignage : l’aventure du Réveil des jeunes", Archives Juives. Revue d’histoire des Juifs de France, 28 (1), 1995, p. 60-67.
Constance Pâris de Bollardière, "Mutualité, fraternité et travail social chez les bundistes de France, 1944-1947", Archives Juives. Revue d’histoire des Juifs de France, 45 (1), 2012, p. 27-42.
Constance Pâris de Bollardière, "The Jewish Labor Committee's Bundist Relief Network in France, 1945-1948", Kwartalnik Historii Żydow/Jewish History Quarterly, 246 (2), 2013, p. 293-301.
Constance Pâris de Bollardière, "The French Bundist Movement after the Holocaust: Between Self and Collective Reconstruction, 1944-1948", in Vincenzo Pinto (dir.), Bundist Legacy after the Second World War. “Real” Place versus “Displaced” Time, Leyde/Boston, Brill, collection "Studies in Jewish History and Culture", 52, 2018, p. 39-55.
Simon Perego, Pleurons-les. Les Juifs de Paris et la commémoration de la Shoah (1944-1967), Ceyzérieu, Champ Vallon (coll. "Epoques"), 2020.
Renée Poznanski, Propagandes et persécutions. La Résistance et le "problème juif", 1940- 1944, Paris, Fayard, 2008.
Fajwel Schrager, Un militant juif, trad. du yiddish [Oyfn rand fun tsvey tkufes (zikhroynes)] par Henry Bulawko, Paris, Les Editions Polyglottes, 1979.
David Slucki, The International Jewish Labor Bund after 1945. Toward a Global History, New Brunswick (N.J.)/ Londres, Rutgers University Press, 2011.
Annette Wieviorka, Déportation et génocide : entre la mémoire et l’oubli, Paris, Pluriel, 2013 [1992].
Interview de Cécile Steingart par Marsha Rozenblit le 6 novembre 1975, William E. Wiener Oral History Library of The American Jewish Committee, Holocaust Survivors Project, New York Public Library.
Interview de Henry Steingart par Marsha Rozenblit le 30novembre 1975, William E. Wiener Oral History Library of The American Jewish Committee, Holocaust Survivors Project, New York Public Library.